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    Antescofo à l’avant-garde de l’informatique musicale

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    Un ordinateur peut-il jouer sur scène avec des musiciens de la même manière que le ferait un musicien en chair et en os ? En d'autres termes, peut-on doter une machine d'intelligence musicale ? C'est le défi que relève Antescofo.

    Visionner la vidéo – Durée : 9 min 16 s.

    Un système pour l’interaction musicien – machine

    Développé à l’Ircam au sein du projet MuSync, commun à l’Ircam, Inria et le CNRS, le logiciel Antescofo est utilisé principalement dans un contexte de performances mêlant des instruments de musique réels à des dispositifs électroniques de production de sons. On parle de pièces mixtes « électroniques-instrumentales ». Cette pratique n’est pas nouvelle dans le monde de la musique. Elle a été explorée dès 1939 par des compositeurs tels que John Cage, Karlheinz Stockhausen, Pierre Schaeffer qui ont proposé des pièces pour instruments et musique pré-enregistrée sur bande magnétique.

    Jouer avec un enregistrement, qui est figé, représente une contrainte pour les interprètes : cela les oblige à suivre un tempo fixé, limitant leurs possibilités d’expression artistique. Durant les années 1980, les progrès de l’informatique ont permis, en particulier à l’Ircam, de remplacer progressivement les lecteurs de bandes magnétiques par des ordinateurs capables de réagir en temps réel au jeu des musiciens, ouvrant la porte à des modes de jeu plus interactifs. Philippe Manoury, pionnier de l’exploitation de technologies informatiques en temps réel dans des œuvres mixtes, compose Pluton pour piano et électronique (voir une vidéo de répétition), alors qu’apparaissent les premiers « suiveurs de partition », des logiciels capables de détecter la position d’un interprète sur une partition pendant qu’il joue.

    Le projet Antescofo a été démarré en 2007 par Arshia Cont, pour la pièce Of Silence de Marco Stroppa. S’inscrivant dans la tradition du suivi de partitions, il en a étendu l’idée en s’appuyant sur des techniques de l’informatique d’aujourd’hui et représente une avancée décisive dans ce domaine. Il a en effet permis, d’une part, de fluidifier l’interaction entre ordinateurs et instrumentistes, rendant possible un véritable dialogue entre les deux, et d’autre part, d’améliorer en termes d’expressivité les outils à disposition des compositeurs de musique mixte. Le système Antescofo est aujourd’hui régulièrement utilisé de par le monde pour l’écriture et l’interprétation de pièces contemporaines.

    De la synchronisation musicale au synchronisme informatique

    L’interprète soliste d’une pièce de musique joue en principe les notes écrites sur sa partition, mais garde une liberté (dans certaines limites) dans le choix de la vitesse d’exécution, ou tempo, qui lui convient, cette vitesse pouvant fluctuer au gré de la performance. Afin de jouer ensemble, plusieurs musiciens doivent, ou bien se soumettre à un chef (modèle centralisé), ou bien s’écouter mutuellement afin de synchroniser leurs tempi respectifs et de jouer simultanément les notes qui doivent l’être (modèle distribué). Lorsqu’un ordinateur entre dans le jeu, chargé d’interpréter une partition avec les vrais musiciens, il convient donc de le doter de ces facultés d’écoute et de synchronisation, qui sont les principales caractéristiques du système Antescofo.

    Machine à l’écoute

    Dans sa version actuelle, Antescofo est constitué essentiellement de deux modules, dont le premier est une machine d’écoute artificielle. Cette machine extrait en temps réel du signal audio produit par les musiciens, les paramètres musicaux qui sont nécessaires à l’interprétation par ordinateur de la partie électronique. Parmi ces paramètres, on trouve en particulier le tempo courant et la position dans la partition. La machine d’écoute combine des techniques avancées de traitement du signal et d’apprentissage automatique dans un système multi-agents, où les processus de détection du tempo et de la position travaillent en collaboration et en compétition à chaque instant. Pour la détection du tempo, le système s’appuie sur un modèle du processus cognitif de la synchronisation musicale entre plusieurs interprètes basé sur le phénomène de « sympathie des pendules ».

    L’architecture d’Antescofo. La machine d’écoute capte le signal audio et transmet à chaque instant la position et le tempo courant au séquenceur, qui se charge de coordonner la production sonore, suivant la partition. Cette dernière décrit à la fois les parties instrumentales (ligne du haut) et électroniques (en vert).

    Système réactif et synchrone

    Le second module d’Antescofo est un séquenceur. Recevant en entrée les informations fournies par la machine d’écoute, il se charge de la coordination en temps réel d’actions électroniques avec le jeu de l’instrumentiste. En d’autres termes, connaissant les partitions respectives de l’électronique et de l’instrumentiste, et étant informé à chaque instant du tempo et la position de ce dernier, le séquenceur répond en lançant les actions décrites dans la partie électronique, en respectant les délais spécifiés. En particulier, les actions en attente de lancement devront être ordonnancées dynamiquement, au gré des variations de tempo de l’interprète. Les actions peuvent être la production de sons de synthèse, l’application d’effets, mais aussi des événements non musicaux comme le contrôle de lumières ou d’éléments de décor.

    Antescofo est donc un système ouvert, répondant constamment aux sollicitations d’un environnement imprévisible — l’imprévisibilité étant le propre de l’interprétation instrumentale — en produisant des actions. En d’autres termes, il s’agit d’un système réactif, à l’instar des logiciels embarqués dans les transports ou les systèmes industriels. En outre, le module de séquenceur doit prendre en charge d’autres problèmes, tels que le rattrapage d’erreurs lorsque l’interprète ou la machine d’écoute manquent des notes !

    Un langage pour les compositeurs

    Grâce à la fonction d’Antescofo de détection en temps réel du tempo de l’instrumentiste, le compositeur peut écrire les parties électroniques de sa pièce en utilisant des notations temporelles musicales traditionnelles. Auparavant, les valeurs temporelles ne pouvaient être exprimées qu’en millisecondes dans les systèmes pour la production musicale en temps réel, ce qui pour Philippe Manoury a longtemps constitué « un des freins majeurs à […] la composition avec les outils du temps réel ». Pour lui, les écarts conceptuels entre temps musical (relatif et mobile) et temps physique (précis et figé) constituent « la principale pierre d’achoppement dans la confrontation de la musique instrumentale et électronique ». Faire cohabiter ces deux notions hétérogènes de temps dans un traitement automatique temps réel a été un des principaux tours de force de la réalisation d’Antescofo.

    Le chercheur en informatique Gérard Berry, se plaît à comparer Antescofo aux langages synchrones utilisés dans les systèmes embarqués : « Il y a le temps rigide de la partition qui est un temps logique, et le temps souple de l’interprétation. Ce qu’on essaye de faire avec tout ça, c’est de rendre l’ordinateur souple. »

    Extrait de la partition de Tensio de Philippe Manoury (partition originale et programme pour Antescofo).

    Par ailleurs, différentes stratégies de synchronisation et de rattrapage d’erreurs peuvent être choisies par le compositeur, suivant le contexte musical. Antescofo permet aussi de conditionner des actions à certaines caractéristiques comme l’interprétation (accélération, présence ou non d’une certaine note…), afin que la machine produise un résultat « sous le contrôle de l’interprète », dans le cadre par exemple d’« œuvres ouvertes » ou semi-improvisées. Ainsi, le compositeur peut laisser à l’interprète une certaine liberté, par exemple sur l’ordre d’exécution des passages, des répétitions, etc.

    Ce document ne donne qu’un petit aperçu des possibilités offertes par Antescofo, qui permet de nombreux autres cadres d’utilisation que la composition et l’interprétation de pièces mixtes. On peut citer par exemple l’accompagnement automatique (voir une démonstration vidéo avec Antescofo), où un musicien amateur de piano joue un concerto seul dans sa chambre, Antescofo prenant en charge la diffusion de la partie orchestrale à la bonne vitesse. Ou un usage pédagogique, le logiciel de suivi indiquant à un élève ses erreurs sur la partition, ou bien encore la création d’installations sonores interactives dans lesquelles Antescofo serait embarqué.

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    Arshia Cont

    Chercheur à l'Ircam, responsable de l'équipe MuTant.
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    Florent Jacquemard

    Chargé de recherche Inria dans l'équipe-projet MuTant à l'IRCAM.
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    Pierre-Olivier Gaumin

    Concepteur-réalisateur au sein du pôle réalisation audiovisuelle d'Inria.

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