Les Newsletters Interstices
Imitation Game © Studio Canal
    Niveau intermédiaire
    Niveau 2 : Intermédiaire

    Turing : les images d’une imitation

    Histoire du numérique
    Intelligence artificielle
    Une trame tendue, des personnages soulignés avec force… dans le film Imitation Game (Le jeu de l'imitation), Turing émerge comme un génie solitaire, au milieu de la folie de la guerre. 

    Morten Tyldum, le metteur en scène, conduit le spectateur dans l’atmosphère de la vieille Angleterre, avec ses couleurs, son charme, ses hiérarchies anachroniques, académiques et sociales, confinées par ce contexte guerrier.

    Les souffrances de Turing enfant, battu, psychologiquement écrasé par la tyrannie des aînés ou des maîtres de son college, sont montrées comme les moteurs de sa solitude, de cet isolement qui décalera son regard sur les hommes et la nature de manière si singulière. Sa mère l’avait alors dessiné, lors d’un match de cricket, penché sur une marguerite, totalement étranger à ses co-équipiers s’acharnant sur la balle. Au college, Turing se découvre une attirance pour un camarade un peu plus âgé qu’il considère comme absolument génial. Même s’il leur est impossible de vivre un amour, cette rencontre ouvre à Turing les portes du savoir. Malheureusement, la mort précoce de ce jeune homme plonge alors Turing dans un désespoir qui, selon le film, le poursuivra toute sa vie.

    Il est difficile de dire si ce portrait est fidèle au personnage historique, mais sa reconstruction est dramatiquement efficace et nous dépeint une facette d’un scientifique très original. La pensée scientifique de Turing reste complexe et le scénario n’arrive que très partiellement à s’en inspirer.

    La machine de Turing

    Le film évoque rapidement, mais de façon pertinente, l’article de Turing de 1936 sur la Logical Computing Machine, qui passera à la postérité sous le nom de « Machine de Turing ». Cet article est cité par Joan Clarke, sa collègue préférée dans le service. L’amour ou la tendre amitié pour cette jeune mathématicienne, dont le talent le surprend fortement, est présenté avec délicatesse dans le film, respectant pleinement l’homosexualité de Turing, bien évidemment secrète, car considérée comme un crime grave à l’époque en Angleterre.

    Pour saisir le personnage scientifique, notons que Turing, dans cet article fondateur, publié à 24 ans à la fin de sa thèse à Cambridge, fait un geste créateur typique à tant de grands scientifiques. Pour inventer une « machine » logique, il se fait machine : ainsi naît le « human computer », l’homme placé au centre de l’acte minimal du calcul logico-arithmétique. En remontant le cours du temps, on se souviendra qu’Archimède s’était plongé lui-même dans un bain pour découvrir le principe qui porte son nom, ou qu’Einstein s’était vu photon surfant sur une onde lumineuse pour saisir cette époustouflante invariance de la vitesse de la lumière — de même que quand on surfe sur une vague, les vagues autour sont perçues comme « relativement » immobiles.

    Turing se pense comme un enfant parfaitement naïf, n’étant capable que d’écrire ou effacer des 0 ou des 1 pour calculer. Il n’est pas question ici de saisir le sens du calcul, mais que « l’enfant le réalise d’une manière si décousue qu’il ne peut réaliser qu’une seule étape à la fois » [1] .

    Depuis le début du XXe siècle, le mathématicien David Hilbert avait proposé comme cadre fondateur des mathématiques leur potentielle mécanisation. Dans ce cadre axiomatique, on aurait dû pouvoir démontrer formellement (mécaniquement) tout énoncé mathématique, Turing, pour casser ce mythe, se « mécanise », en définissant un calcul effectif minimal, grâce à une machine parfaitement abstraite, son « human computer ». Il montre alors la toute puissance logique de son calcul et, ensuite, il définit une fonction que cette machine ne peut pas calculer, voire il donne une propriété non-démontrable.

    Sa définition formelle d’une machine abstraite est basée sur un principe révolutionnaire : la séparation entre le matériel et les instructions (ou le logiciel, la notion qu’il invente). En effet, la Machine Universelle qu’il décrit dans son article est purement logicielle. Elle deviendra ensuite le système d’exploitation et les compilateurs des ordinateurs actuels.

    Turing invente donc sa machine pour démontrer… que la déduction mathématique n’est pas mécanisable, voire pour trouver un exemple de fonction bien définie (au sens mathématique), mais non-calculable. Son article de 1936 suit de 5 ans le grand article du mathématicien Kurt Gödel qui avait déjà démoli, lui aussi de l’intérieur, l’idée d’une complète formalisation des mathématiques (le premier théorème d’incomplétude). Toutefois, la preuve de Turing est infiniment plus facile à suivre que celle de Gödel. Et cela, grâce à l’invention d’un nouveau formalisme, sa Machine Universelle. Cette simplicité est atteinte au prix du renoncement à une conséquence majeure du (premier) théorème de Gödel — la preuve du deuxième théorème (ce dernier démontre la non-démontrabilité formelle de la cohérence de l’Arithmétique, le grand problème posé par Hilbert en 1900, une preuve que l’on ne peut pas déduire du résultat de Turing). On voit là toute l’originalité « naïve » de Turing : au lieu d’avancer sur les pas de ses prédécesseurs, il invente toujours et avec grande simplicité « un autre regard » sur le monde.

    La machine Enigma

    C’est dans le même esprit que, durant la seconde guerre mondiale, il a fallu à Turing « se faire machine » pour battre Enigma, la machine utilisée par les Allemands pour chiffrer leurs communications. Il comprend alors qu’il faut une vraie machine pour battre une machine.

    Toutefois, il ne parvient pas à réaliser concrètement sa Machine Logique. En 1942-43, le temps presse et il ne sait pas comment organiser une architecture si originale. Quel matériel pourrait implémenter cette séparation entre logiciel et matériel, incarner cette folie dualiste, l’âme et le corps du calcul ?

    En effet, comme le montre le film, Turing s’acharne à construire et faire fonctionner une machine pour les services secrets de décodage, afin de décoder les messages encodés par Enigma. Turing est contraint à construire une architecture de calcul où les opérations sont programmées de manière traditionnelle, par la structure même des rouages.

    Si le scénario met bien en scène cet épisode de la vie de Turing, il peut laisser croire que la guerre favoriserait la science, par exemple, l’informatique. Or il ne faut pas oublier que la première guerre mondiale a porté le développement de technologies très spécifiques, en particulier létales (chimie, aviation, armes…), ni que la seconde guerre mondiale a suspendu pendant au moins 5 ans toute évolution scientifique. Elle a en particulier détruit ce qui restait de la science allemande et considérablement atteint le reste de l’Europe. Cette guerre a semé le désespoir, la privation de liberté — tant matérielle que de penser — et la mort chez les jeunes scientifiques et philosophes (Albert Lautman, Jean Cavaillès et tant d’autres en France). Elle força aussi des dizaines d’immenses talents à abandonner leurs travaux pour se focaliser uniquement sur les technologies de la guerre, notamment l’arme nucléaire. Tout le reste, l’extraordinaire science d’entre les deux guerres, a dû se taire. Une présentation historique de la vie de Turing aurait pu mettre en avant ce contraste entre la marche forcée pour découvrir des technologies et l’absence de moyens pour y parvenir, voire l’arrêt des recherches théoriques révolutionnaires comme celles de Turing.

    Le temps et le matériel à disposition avaient donc forcé Turing à s’inscrire dans le cadre d’une mécanique et d’une architecture traditionnelle. La guerre avait, comme d’habitude, arrêté le temps de la science. Turing dut attendre le retour de la paix pour entamer des travaux avec le mathématicien et physicien américano-hongrois John von Neumann sur une architecture appropriée, réalisant son idée fondamentale de séparation entre le logiciel et le matériel. Ce principe si important d’indépendance d’un programme face aux contraintes matérielles est aujourd’hui au cœur de l’informatique. De ce fait, Turing est légitimement considéré comme l’un des fondateurs de cette science, comme cela est brièvement indiqué à la toute fin du film.

    Imitation game

    En 1950, Turing publie un article sur le « jeu de l’imitation » qui donne le titre au film. Il s’agit pour lui de comparer l’intelligence humaine, en fait celle d’une femme, avec l’intelligence d’une machine, sa machine. L’objectif du jeu est, pour l’interlocuteur communiquant au travers d’une machine à écrire, de discriminer par les réponses qu’il reçoit qui est la femme et qui est la machine. Les questions doivent rester d’une banalité effarante : « as-tu les cheveux longs ? », « sais-tu écrire un poème ? »

    La machine est programmée pour tromper son interlocuteur. Ainsi, pour ajouter 34957 et 70764, elle va faire une pause de 30 secondes et répondre 105621, qui est une mauvaise réponse. Mais n’oubliez pas que la machine est censée imiter une femme et, vous savez, les femmes et les maths… même Joan avait arrêté d’en faire…

    À l’époque, Turing conjecture qu’en 2000, nous devrions pouvoir construire une machine capable de tromper un interlocuteur dans 30 % des cas, après un échange d’au maximum 5 minutes. Au regard de la réalité des années 2000, que nous connaissons aujourd’hui, sa prévision restait d’une grande prudence. Les partisans de l’Intelligence Artificielle ont quelques années plus tard promis pour la même année des robots parfaitement humanoïdes (voire un robot-femme, au corps super sexy, avec laquelle il serait possible de faire l’amour sans s’apercevoir de la différence, comme dans le film Blade Runner de Ridley Scott).

    Turing savait très bien que la police pouvait à tout instant venir lui poser la question : « es-tu un homme, es-tu une femme ? » Et, en 1950, il laisse une machine, sa machine, répondre à cette question, lui qui, en 1936, s’était fait machine. On ressent là la grande finesse symbolique du jeu de Turing, pour lesquelles je renvoie aux réflexions de Jean Lassègue.

    Dans ce même article de 1950, plusieurs remarques préparent déjà son grand article de 1952 sur la morphogenèse, sur lequel nous reviendrons.

    En 1950, Turing ne voit plus ou pas seulement sa machine comme « logique », mais il saisit son caractère de machine physique, « à états discrets ». En physique et en mathématiques, « discret » se définit par opposition à « continu », pour désigner un ensemble dont les éléments sont isolés les uns des autres (dans des bits, des cases). Turing dira que, dans cette nouvelle perspective orientée par la physique, sa machine est « laplacienne » [2] et peut juste imiter un humain, en l’occurrence une femme. Dans ce cadre, Turing observe que le cerveau ne peut pas être une machine à états discrets, puisqu’une variation minime dans un influx nerveux peut avoir des conséquences majeures sur sa dynamique [3].

    Pour Laplace, l’immense mathématicien de la physique du début du XIXe siècle, si un système est décrit par des équations, cela implique la prédiction. Or le mathématicien Henri Poincaré, en 1892, avait démontré que cela était faux pour de nombreux systèmes non-linéaires, dont le système des planètes, et, en particulier, il le sera pour ceux qui intéressent Turing. Son modèle mathématique de 1952 glissera jusqu’à la question d’engendrer des formes en bio-physique (la morphogenèse). En physique classique, la mesure est toujours un intervalle, que l’on représente dans le continu, pour de bonnes raisons. La moindre fluctuation, perturbation en dessous de la meilleure mesure possible, est donc non mesurable. Poincaré avait démontré qu’une telle fluctuation non mesurable peut être amplifiée au cours d’un processus décrit par un système non-linéaire, jusqu’à devenir un phénomène bien mesurable, qui résulte alors de l’imprédictible, donc de l’« aléatoire », comme le dit Poincaré. Peu de scientifiques, avant 1950, se sont attelés au défi de la non-linéarité, bien qu’elle apparaisse dans quelques travaux sur les systèmes planétaires et affines.

    Turing saisit parfaitement ces enjeux. On cite toujours l’« effet papillon » de Lorentz, proposé en 1972, sur la base de travaux de 1961, quand on devrait parler plutôt de l’effet électron/avalanche de Turing dans son article de 1950. Turing y explique en effet que le déplacement d’un électron d’un milliardième de centimètre à un moment donné peut expliquer qu’un homme meurt dans une avalanche un an plus tard ou qu’il en réchappe [4]. Cet article a été lu de façon trop partielle, peut-être par obnubilation des fondateurs de l’intelligence artificielle, sans que ne soient saisies les grandes intuitions physiques et mathématiques qui font le lien avec l’article publié en 1952.

    La morphogenèse

    Photo : Isidre blanc via Wikimedia Commons CC BY-SA.

    Photo : Isidre blanc via Wikimedia Commons CC BY-SA.

    1952 est l’année du procès pour homosexualité de Turing, évoqué dans le film. En cette même année1952 paraît donc l’article fondateur de Turing sur les dynamiques des formes, une nouveauté mathématique, disions-nous. Cet aspect remarquable de la pensée scientifique de Turing n’apparaît pas dans la fiction. Turing y est montré exclusivement dirigé vers l’artificiel, quand il savait aussi regarder… une marguerite, et s’émerveiller de la dynamique de ses formes.

    Ce mathématicien, ayant déjà inventé une machine extraordinaire qui allait changer le monde, basée sur le principe d’états discrets, propose maintenant un modèle continu de la morphogenèse. Attention, un modèle, dit-il, pas une imitation. Où est la différence ? Un modèle mathématique en physique s’engage à proposer un ensemble de causes du phénomène étudié, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans la nature. L’article de Turing décrit par des équations un système d’action/réaction/diffusion chimique. La notion de continuité est alors nécessaire pour mieux représenter la nature non-laplacienne de l’investigation… surtout si elle se préoccupe de l’apparition d’instabilités, ou si elle s’éloigne d’un équilibre homogène par une perturbation aléatoire, des aspects au cœur de l’analyse de Turing. Le modèle est une simplification ou une idéalisation, mais il ne vise pas à « faire croire ». Turing insiste en écrivant qu’il pourra être une falsification  [5].

    Falsification de quoi ? L’audace de Turing est justement dans son changement de regard, voire de paradigme scientifique. Lui, l’inventeur de la séparation entre logiciel et matériel, de la machine logique à états discrets, au programme prédéfini, se penche à présent sur des systèmes continus, purement matériels. Il montre qu’il est possible d’engendrer des formes par la seule matérialité d’une dynamique physique continue, sans aucun besoin d’un programme prédéfini. Il clarifiera sa position sur la falsification dans un dialogue avec son élève Robin Gandy. En réalité, il adopte une position contraire à la « nouvelle synthèse » de l’évolution des espèces de Huxley (1930), centrée sur les chromosomes, futur programme de l’ontogenèse.

    Rien à voir avec sa machine programmable, déterministe (en fait laplacienne). Il n’y a que les déformations continues d’un matériel, sans logiciel, avec un rôle crucial des instabilités imprévisibles propre à sa dynamique dans le continu. Dans son analyse, Turing travaille à des approximations linéaires des solutions, mais discute très longuement de la non-linéarité, voire de la rupture de la symétrie et de transitions critiques. Turing pense que sa méthode de réaction/diffusion devrait aussi permettre de décrire la formation d’organes, comme les tentacules de l’hydre ou d’une anémone de mer. Ce travail sur la morphogenèse bio-physique est aujourd’hui à la pointe des analyses de l’embryogenèse de nombreux organes (poumons, système vasculaire…) et de la phyllotaxie, science qui étudie la structure des plantes. Où l’on retrouve la marguerite…

    Ce dernier article nous fait découvrir un très grand scientifique qui a montré qu’il savait radicalement changer sa vision sur la science en inventant de nouveaux outils. Il a été ignoré pendant 20 ans : Evelyn Fox-Keller, une jeune physicienne, en développera la première les aspects physico-mathématiques au début des années 1970. Depuis, cette deuxième piste de recherche ouverte par Turing a acquis une grande importance en bio-physique. On peut regretter que ces questions n’apparaissent pas dans le film, même lorsqu’il dépeint un Turing plongé dans le désarroi des dernières années. Et l’on passe à coté de la pensée d’un scientifique très original, qui ne se répétait jamais, qui explorait, abandonnant sa reconnaissance, pour aller vers des aventures aux débouchés moins évidents, sans « financement sur projet » clair et prévisible, avec peu de chances d’être suivi par d’autres, sinon après des décennies.

     


    [1] “by such a desultory manner that he never does more than one step at a sitting”
    [2] “In a Discrete State Machine … it is always possible to predict all future state … This is reminiscent of Laplace’s view … . However we may imitate…” (p. 440)
    [3] “The nervous system is surely not a Discrete State Machine” because « a small error in the information about the size of the nervous impulse… » can radically alter brain dynamics (p. 451).
    [4] “The system of the ‘universe as a whole’ is such that quite small errors in the initial conditions can have an overwhelming effect at a later time. The displacement of a single electron by a billionth of a centimeter at one moment might make the difference between a man being killed by an avalanche a year later, or escaping. It is an essential property of the mechanical systems which we have called ‘discrete state machines’ that this phenomenon does not occur.”
    [5] p. 37 de l’article de 1952

    Newsletter

    Le responsable de ce traitement est Inria. En saisissant votre adresse mail, vous consentez à recevoir chaque mois une sélection d'articles et à ce que vos données soient collectées et stockées comme décrit dans notre politique de confidentialité

    Niveau de lecture

    Aidez-nous à évaluer le niveau de lecture de ce document.

    Si vous souhaitez expliquer votre choix, vous pouvez ajouter un commentaire (Il ne sera pas publié).

    Votre choix a été pris en compte. Merci d'avoir estimé le niveau de ce document !

    Giuseppe Longo

    Chercheur au Centre Cavaillès, République des Savoirs (CNRS, Collège de France et Ecole Normale Supérieure, Paris) et au Department of Integrative Physiology and Pathobiology (Tufts University School of Medicine, Boston).

    Voir le profil

    Découvrez le(s) dossier(s) associé(s) à cet article :

    DossierCulture & Société

    L’informatique – ou presque – dans les films

    Ces articles peuvent vous intéresser

    VidéoHistoire du numérique
    AlgorithmesIntelligence artificielle

    Le modèle Turing

    Catherine Bernstein

    Niveau intermédiaire
    Niveau 2 : Intermédiaire