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Le clavier à accord et la souris © SRI International
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    Douglas Engelbart, inventeur et visionnaire

    Histoire du numérique
    Interaction Humain/Machine
    Douglas Engelbart est à l’origine de nombreuses innovations technologiques qui ont grandement influencé l’informatique personnelle. Retour sur ces inventions et la vision qui les avait motivées.

    Douglas Engelbart en octobre 1968.
    © SRI International

    Douglas Engelbart est décédé le 2 juillet 2013 à l’âge de 88 ans. Les commentaires qu’on a pu lire ou entendre en France à cette occasion témoignent de la méconnaissance du public, des médias et des informaticiens eux-mêmes de l’histoire de cet homme et de sa contribution à l’informatique. On a parlé de certains prix qu’il a reçus, mais rarement dit pourquoi. Il a essentiellement été présenté comme l’inventeur de la souris et l’auteur d’une brillante démonstration d’un système l’utilisant. Un site web destiné aux « professionnels et décideurs de l’IT » a écrit : « Plus de 40 ans plus tard, on ne pourra que s’étonner une nouvelle fois de la longueur de la démonstration (…) : 100 minutes pour montrer un objet aussi banal, voire dépassé, que la souris ». Revenons donc sur cette démonstration, son importance, et la vision qui avait motivé les inventions présentées ce jour-là.

    Son influence sur le développement de l’informatique personnelle

    À la fin des années quarante, les ordinateurs étaient des machines onéreuses, encombrantes et utilisées de manière planifiée par quelques institutions pour trouver sans intervention humaine des solutions à des problèmes que l’on savait résoudre par des calculs. Les données des problèmes et les calculs à effectuer étaient fournis à la machine par lots, sur du papier (des cartes ou bandes perforées). Après un certain temps, les résultats étaient également obtenus sur du papier (perforé ou imprimé).

    Le Whirlwind I est l’un des premiers ordinateurs interactifs. Construit au MIT dans le cadre d’un projet visant à produire un simulateur de vol générique, mis en service en 1951, cet ordinateur peut afficher du texte et des symboles graphiques sur un écran et permet de déclencher quelques commandes rudimentaires via un panneau de contrôle et un stylo optique. Une dizaine d’années plus tard, sur un TX-2 descendant du Whirlwind I, Ivan Sutherland réalise Sketchpad, un programme de dessin révolutionnaire [1]. Ce programme permet de créer des dessins sur l’écran, au stylo optique, avec un retour visuel immédiat. Il permet de zoomer sur des détails, de dupliquer et d’associer des formes pour en créer de plus complexes, de spécifier des contraintes géométriques à respecter, etc. Avec Sketchpad, Sutherland court-circuite le schéma d’entrée/sortie habituel de l’époque en utilisant au mieux les moyens matériels à sa disposition. Présenté en mai 1963 à la conférence de printemps de l’American Federation of Information Processing Societies (AFIPS), à Detroit, Sketchpad montre que lorsqu’on l’utilise de manière interactive, l’ordinateur peut servir à créer, à explorer, et non plus seulement à résoudre des problèmes connus. Au même moment, en Californie, une équipe travaille à la conception d’un système interactif encore plus ambitieux. Il faudra quelques années de plus pour qu’il soit rendu public.

    La « mère de toutes les démonstrations »

    Le 9 décembre 1968, à la conférence d’automne de l’AFIPS à San Francisco, Douglas Engelbart et son équipe du Stanford Research Institute (SRI) font une démonstration de leur « oN-Line System » (NLS). Engelbart commence son intervention par une question : « si au bureau, dans le cadre de votre travail intellectuel, vous disposiez d’un écran relié à un ordinateur accessible toute la journée et répondant instantanément à toutes vos actions, quels avantages pourriez-vous en tirer ? ». Dans la suite de sa présentation, il répond à cette question en montrant comment il utilise NLS. Un clavier est posé devant lui avec sur les côtés deux étranges dispositifs. À gauche, c’est un petit clavier à accords avec lequel il sélectionne des commandes. À droite, c’est la première souris avec laquelle il contrôle un pointeur à l’écran. L’image de ses mains et celle de son écran sont projetées en grand, ce qui permet à chacun de suivre ses actions. Le public découvre un système intégré permettant l’édition de documents structurés mélangeant texte et graphiques, le choix entre différentes vues du contenu, la recherche dans ces documents, la création de liens entre des éléments quelconques internes ou externes, l’affichage simultané de plusieurs documents dans des zones d’écran séparées. Avec NLS, Engelbart navigue dans l’information et la manipule à une vitesse et d’une manière jusque-là inimaginables.

    Le clavier à accord et la souris.
    © SRI International

    Engelbart explique qu’il utilise NLS au quotidien avec ses collègues pour produire, échanger et partager des documents. Il explique comment ils l’ont utilisé pour écrire l’article soumis à la conférence et qui porte des annotations permettant le référencement de chaque paragraphe [2]. Il invite ensuite Bill Paxton à participer à la démonstration alors qu’il se trouve dans leurs bureaux de Menlo Park, à une cinquantaine de kilomètres. Un deuxième pointeur apparaît à l’écran puis l’image de Paxton lui-même. Engelbart et lui peuvent se voir, se parler et travailler ensemble sur le même document, en temps réel. À la fin de la démonstration, Engelbart évoque la participation de son équipe à un projet naissant de réseau national de l’ARPA, l’agence de recherche du Département de la Défense. Il explique que ce projet pourra bénéficier des remarquables fonctionnalités de NLS pour faciliter le travail collaboratif à distance. Les membres de l’équipe restés à Menlo Park sont anxieux de connaître la réaction du public, tandis qu’à San Francisco, la démonstration se termine sous un tonnerre d’applaudissements.

    Ce jour-là, pendant une heure et demie, un millier de personnes ont été confrontées à une utilisation des ordinateurs diamétralement opposée à celle alors établie. La « mère de toutes les démonstrations », comme on l’appelle, montre le chemin vers une informatique pensée pour l’individu et non une institution, et qui lui sert à produire, organiser, transformer et communiquer l’information, et pas seulement à calculer. Au-delà des innovations et prouesses techniques de Bill English, Jeff Rulifson et autres ingénieurs travaillant avec Engelbart, cette démonstration présente un ensemble cohérent d’idées révélatrices du potentiel des ordinateurs personnels interactifs. Elle montre ce que l’on pourra faire avec eux et que l’on ne pouvait pas faire avant. Quarante ans plus tard, Bob Sproull l’exprimera de la manière suivante : « Alan Kay dit que la meilleure façon de prédire le futur est de l’inventer, mais Engelbart et son équipe ont fait mieux : ils en ont fait la démonstration. »

    Impact de la démonstration et dissémination des idées associées

    La souris, les documents hypermédia structurés, les systèmes de fenêtrage, le partage d’écran, le courrier électronique et d’autres éléments de NLS sont présents sous des formes plus ou moins similaires dans les systèmes actuels. Certaines idées présentées en 1968 ont mis du temps à être adoptées, d’autres ne l’ont jamais été, mais cette démonstration a eu une influence majeure sur un grand nombre de personnes dont certaines ont elles-mêmes joué un rôle important par la suite. Charles Irby décidera de rejoindre l’équipe d’Engelbart juste après y avoir assisté. Andries van Dam s’en inspirera pour modifier le système d’édition hypertexte qu’il développait avec Ted Nelson. Quelques années plus tard, Alan Kay dira que cette démonstration avait changé sa conception de ce qu’il était raisonnable de penser en matière d’informatique personnelle, et Butler Lampson et Bob Sproull témoigneront eux aussi de son impact. La démonstration ayant été soigneusement scénarisée et intégralement enregistrée, cet impact dépasse le cercle des personnes présentes dans la salle. Impressionné par l’enregistrement, Chuck Thacker aurait ainsi dit d’Engelbart en 1970 « assis sur scène, il a lancé des éclairs avec ses mains pendant une heure et demie ».

    Les idées mises en œuvre dans NLS ont été disséminées par ses collaborateurs et ceux ayant vu la démonstration ou son enregistrement. Nombre de ces personnes ont en fait travaillé ensemble au Xerox PARC. À sa création, en 1970, Bob Taylor est chargé de recruter les meilleurs informaticiens du pays pour inventer les « bureaux du futur ». Connaissant et appréciant les travaux d’Engelbart pour les avoir largement financés au nom de la NASA puis de l’ARPA, il fera venir au PARC de nombreux membres de son équipe dont English, Rulifson, Paxton et Irby. Il recrutera également Kay, Sproull, Lampson et Thacker. Ensemble, inspirés par NLS et les idées propres de Kay sur l’informatique personnelle, ils créeront en 1972 l’Alto, un miniordinateur personnel avec un écran bitmap, un clavier, une souris, et fonctionnant en réseau. C’est sur cette machine que seront développées les premières interfaces graphiques à base d’icônes, de menus et de fenêtres superposées, ainsi que Bravo et Gypsy, les ancêtres de nos logiciels de traitement de texte. En 1981, Xerox commercialisera le Star, un successeur de l’Alto visant à faciliter le travail quotidien des employés de bureau non-spécialistes de l’informatique et s’appuyant pour cela sur la métaphore du bureau, la manipulation directe et une série d’autres principes de conception d’interfaces. Une bonne part des principes et éléments d’interface du Star sont encore présents dans les systèmes interactifs actuels.

    Douglas Engelbart a largement contribué à transformer l’informatique par ce que lui et son équipe ont inventé, réalisé et montré. Les remarquables compétences techniques de cette équipe ont joué un rôle important, comme le soutien financier répété de certains acteurs. Mais ce qui l’a guidé, c’est surtout une vision qui l’a animé jusqu’à la fin de sa vie. Le matériel et le logiciel n’étaient pour lui que des éléments parmi d’autres à faire progresser en vue d’un objectif bien plus ambitieux. Son projet était de doter l’humanité des moyens appropriés pour faire face aux défis intellectuels futurs. Certaines de ses idées ont été mal comprises et celles qui ont traversé le temps ont été quelque peu édulcorées. Pour comprendre ce qui motivait Engelbart, sa vision et ce qu’elle aurait pu apporter, il est nécessaire de revenir sur son parcours.

    Son parcours, sa vision

    Né en 1925, Douglas Engelbart grandit dans une ferme du côté de Portland. En 1942, s’attendant à être appelé sous les drapeaux, il s’inscrit à l’université d’État de l’Oregon pour y étudier le génie électrique. Deux ans plus tard, il est effectivement appelé à servir dans la Marine comme technicien de maintenance en électronique. À l’automne 1945, dans une bibliothèque de la Croix-Rouge aux Philippines, il découvre l’essai de Vannevar Bush sur le rôle de la science dans le monde moderne et son appel à faciliter l’accès à l’information et aux connaissances [3]. Il découvre également les écrits de William James sur la psychologie humaine et la question du sens de la vie. Il retourne dans l’Oregon en 1946 et obtient son Baccalauréat ès Sciences en 1948. Il part alors en Californie travailler comme ingénieur de soufflerie au centre de recherche Ames du NACA, qui deviendra plus tard la NASA.

    Révélation

    Comme tous les jeunes américains ayant connu la grande dépression et la guerre, Engelbart a des buts simples : faire des études, si possible, puis trouver un travail et fonder une famille. À vingt-cinq ans, sur le point de se marier, il réalise qu’il n’a pas d’objectif professionnel. Il passe plusieurs mois à en chercher un qui lui permette, selon ses termes, de « maximiser sa contribution à l’humanité ». Il se documente sur les grands problèmes de son temps et réalise qu’ils sont de plus en plus complexes, qu’ils doivent être résolus de plus en plus rapidement, et qu’ils ne peuvent l’être que collectivement. Il en conclut que pour pouvoir y faire face, notre capacité collective à les traiter doit elle aussi s’accélérer. Il tient son projet : trouver un moyen pour que les capacités intellectuelles de l’Homme restent à la mesure des problèmes, ce qui aura un impact sur tous les autres projets possibles.

    Il n’a encore jamais vu d’ordinateur, mais il a lu le livre Giant brains d’Edmund Berkeley qui décrit les calculateurs automatiques développés sur la côte Est des États-Unis [4]. Il sait que ce qu’un calculateur inscrit sur du papier par perforation ou impression pourrait être affiché sur un écran. Au lieu de lire des cartes perforées, le calculateur pourrait ainsi être contrôlé de manière continue par une personne placée devant celui-ci, à la manière des postes de contrôle radar de la Marine. Ce poste interactif pourrait en outre être relié à d’autres postes similaires afin de permettre la collaboration de plusieurs personnes. Son expérience des souffleries l’a en outre sensibilisé aux effets d’échelle. Il sait que des changements d’échelle sur certains paramètres d’un système complexe peuvent entraîner de profonds changements de sa nature et de ses qualités. Il s’attend à une miniaturisation des composants et espère en retour une progression des capacités de la machine. Il lui faut trouver les moyens de diriger ces capacités à venir dans la direction souhaitée. Nous sommes au printemps 1951, et Engelbart passera la dizaine d’années qui suit à préparer son projet.

    Préparation du projet

    Engelbart s’inscrit à l’université de Californie, à Berkeley, pour des études doctorales en Génie Électrique. Il suit les premiers cours d’Informatique de Paul Morton et travaille avec lui pendant quelques mois à la conception d’un calculateur, le CALDIC. L’interactivité qu’il souhaite n’existe pas et est simplement inconcevable pour la très grande majorité des (rares) informaticiens. Ses professeurs ne voyant pas son projet d’un bon œil, il se consacre pendant sa thèse à un sujet sans rapport, la création de registres à décalage à l’aide d’un plasma gazeux bistable. Une fois sa thèse soutenue, en 1955, il enseigne quelque temps à Berkeley mais réalise rapidement que l’anticonformisme de ses idées ne facilitera pas une carrière universitaire conditionnée par le jugement des pairs. Il crée une entreprise pour valoriser des brevets déposés pendant sa thèse et refuse plusieurs offres d’emploi qu’il juge trop liées à l’électronique analogique. En 1957, il rejoint finalement le SRI comme consultant. Il se dit que cet institut à but non lucratif, spécialisé dans la recherche et le conseil contractuels, lui permettra de développer son programme s’il trouve des financements.

    À ses débuts au SRI, Engelbart s’efforce de ne pas trop parler de son projet. Lorsqu’il exprime ses idées, il voit bien que son entourage n’est toujours pas prêt. Le SRI a pour habitude de s’attaquer à des problèmes précis, sur lesquels on peut envisager des avancées progressives bien définies. Lui veut au contraire lancer un vaste projet reposant sur une vision des ordinateurs radicalement différente de ce qui se pratique. L’Air Force Office of Scientific Research (AFOSR) s’intéresse toutefois à l’impact des changements d’échelle à venir dans le monde de l’électronique et finance en 1959 une étude sur ce sujet. Engelbart sort de cette étude confiant que les ordinateurs pourront jouer un rôle important dans l’accomplissement de son projet. Pendant quelques années, l’AFOSR continue de le financer, modestement mais suffisamment pour lui permettre d’affiner son projet.

    En 1962, il décrit sa vision dans un rapport de 139 pages [5]. Au même moment, Joseph Licklider devient le premier directeur de l’Information Processing Techniques Office (IPTO), un bureau de l’ARPA destiné à financer la recherche en Informatique. Licklider croit en l’informatique interactive, mais il imagine l’ordinateur comme une entité autonome et non une extension des capacités humaines [6]. Il finance rapidement mais modestement Engelbart. Doutant de sa capacité à rassembler les talents nécessaires, il lui demande de s’inscrire dans les efforts visant à développer les systèmes à temps partagé. Bob Taylor, conseiller de Licklider, apportera le premier soutien significatif via la NASA. Engelbart conduira pour lui une étude comparative de différents dispositifs de pointage sur écran. Taylor sera plus tard l’adjoint du deuxième directeur de l’IPTO (Ivan Sutherland, en 1964), puis son troisième directeur (en 1966).

    Taylor apprécie le fait qu’Engelbart ne s’intéresse pas à ce que les machines peuvent faire, mais à ce que l’on peut faire avec. Avec son soutien fort et répété ainsi que les financements de la NASA et de l’ARPA, Engelbart réunit enfin les conditions pour lancer son projet. Il crée en 1963 au sein du SRI le Augmented Human Intellect Research Center qui sera renommé Augmentation Research Center (ARC) un peu plus tard. Plus de cent-trente personnes y travailleront sur une douzaine d’années, une cinquantaine étant impliquées dans la réalisation de NLS. Le budget total sur cette période s’élèvera à près de quinze millions de dollars.

    Augmenter notre intelligence collective

    Engelbart souhaite augmenter l’intelligence collective, la capacité d’un groupe de personnes à résoudre des problèmes. Elle est liée à leur capacité à développer, intégrer et appliquer des connaissances pour comprendre ces problèmes, déterminer les solutions possibles, choisir les plus appropriées, les mettre en œuvre et s’adapter efficacement aux imprévus. Cette capacité s’appuie à son tour sur les aptitudes fondamentales de l’être humain (penser, percevoir, agir), augmentées par l’usage d’outils technologiques (le marteau, les moyens de transport ou le téléphone) et l’intégration dans une culture (avec son langage, ses traditions, ses institutions). C’est cette hiérarchie, cette infrastructure de capacités, qu’Engelbart souhaite faire évoluer. Il est convaincu que si l’on augmente plus encore les capacités de base, cela aura un effet levier sur tous les niveaux supérieurs.

    L’infrastructure de capacités a fait un grand bond en avant lors de l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie, qui ont permis de représenter les concepts et de les diffuser. Engelbart voit l’étape suivante dans l’ordinateur interactif et ses possibilités nouvelles pour créer et manipuler des représentations. Libérés des contraintes du papier, aidés par les capacités de calcul, nous devrions pouvoir penser plus loin, plus vite, et à plusieurs. Pour Engelbart, s’ils ne sont pas ou plus adaptés, nos outils et pratiques peuvent en effet limiter l’étendue de notre pensée. Il illustre cette variante technologique du relativisme linguistique par l’expérience de pensée suivante : si nous vivions dans un monde où le meilleur outil pour écrire était aussi maniable qu’une brique, l’écriture aurait été radicalement plus difficile. Nous aurions été moins prompts à expérimenter sur le papier, et donc à développer nos idées, ce qui aurait sévèrement limité notre capacité à appréhender les problèmes. Cet exemple de désaugmentation révèle l’importance pour lui d’adapter les outils à la réalité de leur usage.

    Engelbart sait très tôt que les ordinateurs offrent un énorme potentiel pour fournir des outils intellectuels mettant pleinement à profit nos capacités. Mais il sait aussi que l’introduction de nouveaux outils modifiera les pratiques, et donc ces capacités. La société a beaucoup changé avec l’apparition de l’écriture et il en sera de même avec l’informatique. Engelbart souhaite maîtriser les changements, du côté des outils comme de celui des pratiques. Pour lui, il faut anticiper et accompagner la coévolution entre les deux. Il donne l’exemple suivant : les ascenseurs ne sont pas simplement des moyens d’automatiser l’action de monter ou descendre des escaliers. Ils changent notre perception de la hauteur raisonnable d’un bâtiment, ce qui nous amène à construire des gratte-ciel qui nous obligent à changer les réseaux d’eau, d’énergie et de transport et modifient considérablement nos villes et notre mode de vie.

    Ces idées impliquent une démarche bien distincte de celle du PARC, entre autres, où l’on cherche avant tout à adapter l’ordinateur aux pratiques existantes dans le but d’automatiser les tâches répétitives. Engelbart parle dans ce cas de demi-augmentation, car l’aspect technologique est mis en avant au détriment de l’aspect humain : les deux ne coévoluent pas de manière équilibrée. Le Star et le Macintosh ne changent pas ce qu’il est possible de faire, ils reproduisent les procédures de bureau mises en place pour la gestion de documents papier. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il semble relativement facile d’apprendre à s’en servir : ils sont en adéquation avec les pratiques existantes, ils ne les changent pas radicalement. Engelbart souhaite au contraire que les nouvelles technologies nous transforment. Il est donc pour lui normal qu’elles nécessitent une période d’apprentissage, comme c’est le cas pour l’écriture, le vélo et la plupart de nos activités.

    Dès l’origine, le projet d’Engelbart procède d’une logique réflexive. Il vise à faire progresser les moyens utilisés pour progresser, à faciliter toutes les entreprises intellectuelles. Les outils et pratiques développés dans ce but doivent bien sûr pouvoir s’appliquer à son propre projet. Cette stratégie du troisième ordre (1 = résoudre des problèmes, 2 = améliorer la manière de les résoudre, 3 = améliorer la manière d’améliorer) lui semble la plus efficace pour arriver à avoir un impact sur notre capacité collective à traiter les problèmes complexes et urgents. Il utilisera le terme bootstrapping pour la décrire et l’appliquera avec ses collaborateurs dès 1962.

    Mise en pratique du bootstrapping

    Engelbart commence par appliquer le bootstrapping sur un ensemble restreint de compétences, celles qui influencent la manière dont on produit, organise et utilise l’information. Il choisit l’ordinateur interactif comme véhicule de ces activités fondamentales. Pour visualiser l’information, son équipe et lui conçoivent un ingénieux système permettant de générer du texte et des graphiques sur des écrans à tube cathodique de 5 pouces, de filmer les images produites, de les mixer avec d’autres sources et de distribuer les flux vidéo résultants vers des moniteurs répartis dans les bureaux. Une fois l’information affichée, quel est le meilleur moyen pour la manipuler ? La recherche sur l’augmentation commence par une étude des dispositifs d’entrée. Engelbart ressuscite le clavier à accords à cinq touches utilisé au XIXe siècle par les opérateurs télégraphistes. Pour l’utiliser pour saisir du texte, il est nécessaire d’apprendre le code associant chaque lettre à un accord. Engelbart sait que le clavier complet est plus facile à apprendre et plus rapide lorsqu’on l’utilise à deux mains, mais son objectif est différent. Il veut pouvoir saisir rapidement des caractères d’une main, pour sélectionner des commandes par exemple, tout en pointant sur l’écran de l’autre.

    Bill English à la console Herman Miller, en 1968.
    © SRI International

    Dans le cadre du contrat passé en 1964 avec la NASA, il passe ensuite en revue les dispositifs de pointage de l’époque, comme le stylo optique ou la tablette graphique RAND. Chacune de leurs caractéristiques est comparée : nécessité de reposer le dispositif après utilisation, pointage direct ou indirect, performance pour le pointage, etc. Cette comparaison permet de voir que le dispositif parfaitement adapté à leurs besoins n’existe pas. Engelbart en conçoit alors plusieurs avec Bill English, ce dernier étant en charge de leur réalisation. Parmi ceux-ci, on trouve bien sûr la souris, mais aussi d’autres prototypes permettant de contrôler le déplacement d’un pointeur avec le pied, le genou ou la tête. L’étude montrera la supériorité de la souris sur tous les autres périphériques testés.

    Engelbart et son équipe s’attaquent ensuite à la réalisation d’un système logiciel utilisant ces dispositifs d’entrée pour produire et manipuler des connaissances. Ils s’appuient pour cela sur des éléments existants, comme le langage SNOBOL, mais étrennent également des principes d’ingénierie tels que la séparation entre interface et noyau fonctionnel ou la description de l’interaction par des machines à états dans un langage spécifique. Désigné sous le nom de NLS, ce système deviendra vite le principal outil de son développement. Il sera utilisé pour le documenter, par exemple, et pour la communication entre les membres du groupe.

    Au-delà des périphériques d’entrée/sortie et des logiciels, les membres de l’ARC s’intéressent à l’ergonomie des postes de travail. L’entreprise Herman Miller créera ainsi pour eux du matériel de bureau spécifique. Ils s’intéressent aussi à des méthodes de travail alternatives en lien avec des personnalités de la contre-culture telles que Stewart Brand, qui créera notamment le Whole Earth Catalog (1968) puis CoEvolution Quarterly (1974).

    ARPANET, tensions autour de NLS et déclin de l’ARC

    Fin 1966, à la tête de l’IPTO, Taylor a une vision globale des projets de recherche en informatique soutenus par l’ARPA. Face à la multiplication des investissements et aux difficultés de communication entre les projets, il propose de mettre en place un réseau reliant les différents contractants. Un tel réseau n’a de sens que s’il permet à ses acteurs de décrire les ressources dont ils disposent, de connaître celles des autres et d’y accéder. Ce sera la fonction du Network Information Center (NIC), qu’Engelbart propose d’établir dans son laboratoire en avril 1967. Il voit là une opportunité unique de créer une vaste communauté d’utilisateurs de NLS et d’amorcer une nouvelle phase du bootstrapping. Cet engagement est mal vu par certains de ses collaborateurs qui considèrent qu’un laboratoire de recherche n’a pas vocation à devenir prestataire de service. En 1968, l’année de la démonstration, NLS n’est par ailleurs capable de gérer que douze utilisateurs simultanés. En 1969, l’ARC sera malgré cela le deuxième nœud d’ARPANET. Au fil des années, de nombreuses personnes viendront renforcer l’équipe initiale pour gérer le NIC, dont Elizabeth J. Feinler et Jon Postel. NLS sera modifié pour pouvoir gérer une communauté plus large et dispersée et sera utilisé pour produire et organiser de manière collaborative des documents de travail tels que les Request For Comments, par exemple. Les membres de l’ARC seront parmi les premiers à utiliser ARPANET pour travailler à leur propres projets, et non seulement pour le développer.

    La démarche d’Engelbart relevait à l’origine de celle d’un projet de recherche exploratoire. Il ne visait pas à créer un produit ni même un prototype, mais à explorer les possibilités nouvelles offertes par l’informatique interactive. Dans la gestion de son laboratoire, il avait de ce fait tendance à redéfinir les objectifs lorsqu’ils étaient en voie d’être atteints. Cette gestion devient problématique à mesure que s’étend la communauté d’utilisateurs de NLS. Engelbart pensait que ceux-ci le rejoindraient dans son ambitieux projet, mais ils ont chacun leur propre agenda et ne voient finalement dans l’ARC, via le NIC, qu’un fournisseur de service. Ils jugent NLS complexe, et l’architecture centralisée à temps partagé montre vite ses limites. Engelbart refuse de changer les fondements de l’architecture du système. Pour lui, celui-ci ne peut qu’évoluer, il ne peut pas changer de nature. Il ne veut se départir de sa démarche évolutionnaire et les changements radicaux qu’il faudrait apporter au système sont donc inenvisageables. Des outils plus simples et plus performants finiront par être adoptés par les utilisateurs d’ARPANET.

    Parallèlement, certains de ses collaborateurs se lassent de la quête sans fin dans laquelle ils sont maintenus. Une part de ceux qui ont construit NLS aimerait pouvoir repartir de zéro, pour redémarrer sur de nouvelles bases. Bill English est le premier à quitter l’ARC pour le Xerox PARC en 1971, pour cette raison. Dans les années qui suivent, de nouvelles personnes sont recrutées pour compenser les départs. Engelbart expérimente certains changements dans l’organisation et le fonctionnement du laboratoire. Il souhaite accélérer les collaborations internes, s’intéresse aux méthodes de développement personnel et encourage les membres de l’ARC à suivre les séminaires EST de Werner Erhard. Ce qui devait rapprocher l’équipe a un effet dévastateur et accentue les tensions. Petit à petit, l’ARC se disloque et perd sa crédibilité. Les financements militaires se tarissent et Engelbart se tourne vers les applications commerciales. En 1977, le SRI vend les droits d’exploitation commerciale de NLS à Tymshare, une entreprise pionnière des systèmes à temps partagé. L’année suivante, les activités de l’ARC seront transférées à cette même entreprise. NLS, renommé Augment, sera peu à peu abandonné faute de succès commercial. Pendant dix ans, Engelbart poursuivra son projet chez Tymshare puis McDonnell Douglas. En 1988, il créera un institut pour perpétuer sa vision, le Bootstrap Institute, qui porte aujourd’hui son nom.

    Conclusion

    Douglas Engelbart est à l’origine de nombreuses innovations technologiques qui ont grandement influencé l’informatique personnelle. Les succès commerciaux de ces technologies ont toutefois éclipsé la vision qui les avait motivées. Engelbart est l’un des rares à avoir compris très tôt le potentiel d’innovation lié à l’informatique interactive. Il est l’un des premiers à s’être interrogé sur ce qu’on allait pouvoir faire de ce potentiel. Il est le seul à avoir construit un programme de recherche sur cette question et à l’avoir mis en œuvre. Son programme visait à faire progresser notre intelligence collective pour répondre à l’accélération de la complexité et de l’urgence des problèmes qui se posent à nous. Sa vision était large, son approche systématique. L’ordinateur était pour lui un moyen d’augmenter nos capacités intellectuelles. Il souhaitait l’adapter à nos capacités, mais également adapter nos pratiques à ce qu’il permettrait de nouveau. Pour que cette coévolution soit rapide, il imaginait que chaque génération d’outils servirait à développer la suivante. Pendant une douzaine d’années au SRI, il a pu mettre en œuvre cette vision dont certains des fruits sont parvenus jusqu’à nous. Son influence et l’importance de sa vision ont été tardivement mais unanimement reconnues. Il a reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Turing de l’ACM, la médaille John von Neumann de l’IEEE et la National Medal of Technology and Innovation.

    Les environnements informatiques actuels ne correspondent que partiellement à ce qu’Engelbart envisageait. Certaines choses qui étaient possibles avec NLS ne le sont plus. Il manque surtout à l’ensemble hétéroclite de nos outils la cohérence globale de ce système. NLS était conçu pour des experts dont Engelbart pensait qu’ils passeraient des heures devant un écran. Les systèmes actuels sont majoritairement conçus pour être utilisés par le plus grand nombre, sans formation. Étant donné le temps que nous passons à les utiliser, il serait utile de nous pencher à nouveau sur les questions de leur adaptation à nos pratiques, et de l’adaptation de nos pratiques à ce qu’ils permettent de faire. Ces questions sont complexes, traitons-les collectivement avant qu’elles ne deviennent urgentes…

    De très nombreuses ressources documentaires sont accessibles via le site web du Douglas Engelbart Institute, dont l’enregistrement intégral de la démonstration de 1968. Le sociologue Thierry Bardini est l’auteur d’un excellent livre sur Engelbart, sa vision et son œuvre [7]. D’autres, comme le journaliste John Markoff, ont couvert de manière plus large les origines de l’informatique personnelle [8]. Engelbart s’est lui-même exprimé à de nombreuses reprises sur son parcours. Son exposé de 50 minutes à la conférence Accelerating Change est un bon point de départ [9].

    Cet article est une co-publication avec 1024, le bulletin de la SIF.

    Notes

    [1] I. E. Sutherland. Sketchpad : a man-machine graphical communication system. In Proceedings of the Spring Joint Computer Conference, pages 329–346. AFIPS, May 1963.
    [2] D. C. Engelbart and W. English. A research center for augmenting human intellect. In Proceedings of the 1968 Fall Joint Computer Conference, volume 33, pages 395–410. AFIPS, Dec. 1968.
    [3] V. Bush. As we may think. Atlantic Monthly, 176(1) : 101–108, June 1945.
    [4] E. C. Berkeley. Giant brains, or machines that think. John Wiley & Sons, 1949.
    [5] D. C. Engelbart. Augmenting human intellect : a conceptual framework. Summary report AFOSR-3233, Stanford Research Institute, Oct. 1962.
    [6] J. C. R. Licklider. Man-computer symbiosis. IRE Transactions on Human Factors in Electronics, 1(1) : 4–11, Mar. 1960.
    [7] T. Bardini. Bootstrapping : Douglas Engelbart, coevolution, and the origins of personal computing. Stanford University Press, 2000.Advanced Research Projects Agency, organisme de financement de la recherche du département de la Défense des États-Unis.
    [8] J. Markoff. What the dormouse said : how the sixties counterculture shaped the personal computer industry. Penguin Books, 2006.
    [9] D. C. Engelbart. Large-scale collective IQ. Archived talks of the Accelerating Change conference on « Physical Space, Virtual Space, and Interface », ITConversations, Nov. 2004.

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    Nicolas Roussel

    Directeur de recherche Inria dans l'équipe MINT.

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    Jonathan Aceituno

    Doctorant dans l'équipe Inria MINT.

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