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    Idée reçue : Un cerveau artificiel, c’est pour demain

    Intelligence artificielle
    Médecine & Sciences du vivant
    Dans les films de science-fiction, ils sont présents depuis longtemps, ces êtres artificiels doués d’une conscience semblable à celle des humains. Mais qu’en est-il dans la réalité ?

    Imaginons que nous fabriquions un robot, appelons-le Robert, à partir d’un humain, disons Henri, volontaire pour devenir immortel. Pour ce faire, remplaçons petit à petit chaque partie du corps et du cerveau d’Henri par des prothèses électroniques et mécaniques diverses, en respectant scrupuleusement l’implémentation de chacun des états et transitions de ces éléments.

    Dans la mesure où nous savons, par exemple, reproduire avec une très belle précision le fonctionnement d’un neurone, retirer un neurone biologique à Henri en le remplaçant par un neurone artificiel biologiquement plausible n’est pas un défi insurmontable. Ce sera toujours Henri, avec juste une microscopique prothèse neuronale à laquelle il ne fera pas plus attention que si nous lui avions posé une prothèse osseuse ou une greffe organique.

    Voilà qui est encourageant ! Alors passons au deuxième neurone, puis à la dizaine, et ensuite… à la centaine, au millier, aux millions, aux milliards, et voilà Henri avec le tissu biologique de son cerveau remplacé par de l’électronique à peine futuriste. Si nous remplaçons en même temps le reste de son anatomie, Henri sera devenu un complet humanoïde. Mais, mmm… pouvons-nous encore dire « Henri » du reste ? Ne serait-ce pas plutôt quelque « Robert » ? Mais alors où, quand, comment s’est effectué le basculement ? Qui est devant nous : Henri en pleine conscience d’être resté lui-même ? Ou bien un zombie sans conscience de soi, qui n’est plus qu’une « intelligence mécanique » au sens le plus rudimentaire du terme ? Ou encore un « autre » être, un Robert qui a émergé de cette transformation artificielle ?

    Ce qui est peut-être le plus étonnant ici, c’est que cette expérience de pensée n’est pas une facétie, mais a été avancée de manière tout à fait sérieuse par David Chalmers lorsqu’il a cherché à fonder l’étude de la cognition (voir sur Interstices le document Calculer / penser). La même expérience de pensée a été réfutée de manière tout autant sérieuse par un des plus grands philosophes de l’esprit, John Searle (voir Le cerveau, un ordinateur ?).

    Dans les deux cas, nous sommes bien au-delà des mythes de Frankenstein, du Golem ou de Pinocchio, de ces archétypes qui nous donnent facilement envie de croire à l’émergence d’une intentionnalité dès lors qu’un système trop complexe ou mystérieux se met à fonctionner en dehors de notre contrôle immédiat. Car cette controverse est une vraie problématique, par exemple pour les scientifiques qui travaillent en neurosciences computationnelles, cette nouvelle science du cerveau née des sciences informatiques. On constate en passant que l’informatique nous conduit à penser autrement des questions fondamentales à propos de notre esprit (voir La pensée informatique).

    Alors, ce robot humanoïde doté d’un cerveau artificiel à notre image… fait-il partie de notre futur ?

    Il a contre lui l’argument de la complexité. Chez l’homme, on compte environ 100 milliards de neurones organisés en un réseau complexe qui connecte chaque cellule à environ mille à dix-mille autres, tandis qu’à chaque connexion correspondent des molécules définies par des centaines d’éléments. Pour se donner un ordre d’idée, c’est donc à un potentiel de plus de 1011 × 104 × 103 = 1018 éléments d’information que correspond l’information de notre cerveau. Un cerveau est donc un objet incommensurablement complexe. Le 21e siècle sera probablement le siècle de l’exploration et de la compréhension de cet incommensurablement complexe, comme le 20e siècle le fut pour l’incommensurablement petit de la matière et l’incommensurablement grand de l’espace. Pour l’heure, cet objet incommensurablement complexe, bien mieux structuré que tous les ordinateurs du monde, est donc bien au-delà de la portée de nos technologies les plus sophistiquées. Pour faire un nouveau cerveau intelligent, nous autres humaines et humains n’avons de solution à notre portée que de faire un bébé.

    Il a contre lui aussi l’argument de l’évolution des espèces. Notre cerveau n’a pas vraiment entre 0 et 100 ans, car il ne s’est pas simplement développé depuis notre naissance, mais depuis des millions d’années, à travers l’évolution des espèces animales. Les capacités cognitives des systèmes nerveux ont émergé de myriades d’interactions sensori-motrices avec l’environnement, pour le pire en ce qui concerne les espèces disparues, pour le meilleur en ce qui concerne les branches survivantes dont nous sommes issus. Et donc, quels que soient les phénomènes qui ont conduit à l’apparition de notre cerveau, le moins qu’on puisse dire est que cela a pris un temps et un nombre d’essais-erreurs vertigineux.

    Mais ces deux arguments ne sont pas les plus importants. Ils dénotent surtout une incompréhension des phénomènes associés à la complexité et de la manière de produire des systèmes complexes.

    Les systèmes complexes sont fascinants car ils sont dotés de propriétés de stabilité, de robustesse, d’auto-référence, voire de reproduction, que nous aimerions maîtriser. Il est cependant aussi connu que ces propriétés ne sont pas présentes dans chacune des parties du système, mais dans leur assemblage, produit émergent de la dynamique de l’interaction de ces parties. Ceci est d’ailleurs une autre définition des systèmes complexes.

    L’émergence est donc le mot-clé à mettre en avant ici. Ces propriétés que l’on cherche à reproduire, il ne faut pas les construire, il faut créer les conditions de leur émergence. En ce qui concerne le cerveau, ses propriétés émergentes vont des plus concrètes, par exemple, le groupement perceptif (c’est-à-dire l’assemblage de fragments perceptifs élémentaires permettant la sensation de perception d’un objet unique), à la plus abstraite, l’intelligence. Il ne s’agit là en aucune manière de s’attaquer directement à la réalisation de ces propriétés, mais bien à la réalisation du support qui pourrait leur donner naissance.

    Une autre caractéristique de cette émergence est le nombre important d’agents élémentaires nécessaires à sa réalisation, qu’il s’agisse de neurones pour les fonctions cérébrales ou d’individus pour des fonctions sociales collectives. Les nombres à dix chiffres et plus peuvent bien sûr donner le vertige, mais, là aussi, réaliser un système de grande taille pour profiter de ses propriétés émergentes n’implique pas de reproduire un plan exact point à point, mais de développer de manière générique un motif avec des règles de fonctionnement locales. Créer une organisation sociale ne se fait pas en recopiant une société existante point à point, mais en définissant des règles de communication entre les individus. Créer un modèle de structure cérébrale ne doit donc pas se concevoir comme l’interconnexion de millions de neurones artificiels, mais comme la définition des règles de communication locales entre neurones que l’on déploie ensuite à grande échelle. Il ne faut pas oublier que, avant ses premières expériences sensorielles, l’architecture du cerveau d’un nouveau-né est codée dans ses gènes : il n’y a clairement pas assez de place pour la quantité d’information nécessaire au plan de câblage précis de millions de neurones, mais plutôt des indications génériques permettant de guider des faisceaux d’axones vers leurs cibles de connexion. Notons également que cette mise en perpective permet aussi de relativiser l’expérience de pensée de David Chalmers : dans ce contexte, remplacer un neurone en le reconnectant précisément n’a pas vraiment de sens…

    Bien que ce point soit moins important ici, nous pouvons également relativiser l’autre crainte liée à la difficulté de reproduire la complexité, par insuffisance de la technologie actuelle. Maintenant que ce problème a été ramené à la reproduction extensive de modules de calcul locaux, nous sommes déjà beaucoup plus proches des techniques d’intégration de l’électronique. Quant à la quantité de processeurs nécessaire à un hypothétique cerveau artificiel, les courbes d’évolution annuelle des plus gros calculateurs du monde montrent que nous sommes sur la voie de la puissance de calcul cérébrale.

    Mais, au-delà de ces aspects technologiques, la présente discussion permet surtout de nous focaliser sur les vrais problèmes, qui ne sont pas quantitatifs mais qualitatifs. La question du cerveau artificiel n’est donc pas relative à la masse de nos neurones qu’il nous faudrait reproduire, mais plutôt à la question des circuits locaux et des règles de plasticité qui régissent chacune de nos structures cérébrales. Et sur ce sujet, l’important est de souligner que les connaissances physiologiques nécessaires, voire parfois simplement anatomiques, ne sont pas toujours au rendez-vous. Pour autant, la balle n’est pas simplement dans le camp des neurosciences expérimentales : dans ce domaine comme dans de nombreux autres, la modélisation est devenue un outil d’investigation incontournable. Elle doit participer à la découverte des lois locales du cerveau. Et c’est ainsi que nous nous approcherons également d’une possible conception d’un cerveau artificiel.

    Alors, existera-t-il un jour on non, ce cerveau artificiel ? À l’heure actuelle, impossible de le dire… Une chose est sûre, il n’est pas pour demain !

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    Frédéric Alexandre

    Directeur de recherche Inria en neurosciences computationnelles, responsable de l'équipe MNEMOSYNE à l'Institut des Maladies Neurodégénératives.

     

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