Robots et marionnettes
Lorsque le site est difficilement accessible, les intervenants ne disposent pas de moyens classiques de levage, comme les camions-grues. De plus, ces moyens traditionnels n’offrent pas tous les mouvements souhaitables. Par exemple, pour dégager une victime, il ne faut pas simplement faire monter ou descendre un pan de mur, car les décombres sont enchevêtrés. Un mouvement malheureux pourrait provoquer un éboulement fatal. Il est donc nécessaire de pouvoir non seulement translater la charge, mais aussi contrôler la façon dont elle tourne, ce que ne permet pas une grue classique.
D’un point de vue technique, le moyen de levage idéal devrait donc offrir à la fois translation et orientation. Pour être opérationnel, il devrait avoir une puissance de levage suffisante tout en étant transportable par une équipe de sauveteurs se rendant à pied sur un site de catastrophe. Pour cela, il devrait être modulaire et d’un encombrement réduit. Enfin, pour être fabriqué et diffusé largement, il devrait être peu coûteux. Un dispositif aux caractéristiques similaires pourrait aussi servir à l’assistance aux personnes qui n’ont pas la motricité suffisante pour se lever de leur lit ou qui ont besoin d’une aide pour marcher. Il serait utile également aux infirmières qui doivent manipuler des malades.
Diviser pour mieux régner
Dans une grue classique, on utilise un câble pour manipuler la charge et une structure lourde pour déplacer une des extrémités du câble de façon à la placer à la verticale de la charge à manipuler. Cette solution présente plusieurs inconvénients. Même si le câble a une longueur fixée, la charge peut se déplacer. C’est toute l’habileté des grutiers que d’anticiper l’inertie de la charge pour l’amener arrêtée à l’endroit désiré. Avec un seul câble, l’orientation de la charge est impossible à contrôler. Et le câble supporte seul toute la charge, il faut donc qu’il soit très résistant, et le moteur qui sert à l’enrouler doit être puissant. Ces trois inconvénients sont dus à la présence d’un seul câble. On en tire alors intuitivement une idée : pourquoi ne pas mettre plusieurs câbles, qui supporteraient simultanément la charge ? De cette manière, les câbles, soumis à moins de tension, seraient plus petits. Et au lieu d’utiliser un seul gros moteur intransportable, on en aurait plusieurs, plus petits, donc faciles à transporter.
Les robots parallèles
En fait, cette idée de diviser pour mieux régner n’est pas nouvelle : elle est employée de manière cachée dans différents produits comme des suspensions automobiles mais aussi dans les simulateurs de vols, dans des positionneurs ultra-précis, pour le pointage d’antennes… On la retrouve dans certains robots, dits robots parallèles, où plusieurs jambes supportent la charge. Cette capacité de transporter des charges lourdes est bien illustrée par cette photo de simulateur de vol : regardez la taille de la cabine de l’avion par rapport à la taille des six jambes, bien frêles, placées sous la plate-forme ! Si vous pouvez changer la longueur des jambes, alors vous pouvez contrôler plusieurs types de mouvement de la charge. Six jambes suffisent pour pouvoir déplacer votre charge dans n’importe quelle direction, mais aussi la faire tourner dans tous les sens ! Autre avantage : avec ce type de robot, on peut faire effectuer des mouvements extrêmement rapides. Pour l’anecdote, la plupart des chocolats que vous mangez à Noël ou à Pâques sont mis en boîte avec ce type de robot parallèle à jambes rigides. Les chocolats arrivent en vrac dans des caisses, sont pris un à un par le robot, qui les dispose dans la boîte finale. Remplir ainsi une boîte vide d’une vingtaine de chocolats prend moins de trois secondes ! Les robots parallèles avec des jambes rigides ne répondent pas exactement aux besoins que nous avons définis ici, car ces jambes sont lourdes et encombrantes. Mais puisqu’il suffit d’en faire varier les longueurs pour déplacer la charge, pourquoi ne pas les remplacer par des câbles que l’on sait très bien enrouler ou dérouler ? C’est le principe des robots parallèles à câbles.
Les robots parallèles à câbles
Dans certains stades, dont le Stade de France, sont déjà installés des produits relativement simples qui utilisent ce principe. Les plus répandus sont le SkyCam et le CableCam. Ces grues déplacent en translation un mécanisme de quelques dizaines de kilogrammes qui permet d’orienter une caméra de télévision. Ce type de dispositif fournit les images aériennes que l’on voit lors de la retransmission de rencontres sportives. Pour l’anecdote, l’idée d’utiliser des systèmes à câbles pour fournir des angles de vue originaux au cinéma n’est pas neuve, puisque dès 1928, Marcel L’Herbier l’avait mise en œuvre pour son film L’Argent. Une caméra était positionnée à l’aide de trois câbles, qui étaient actionnés manuellement par des opérateurs. Cependant, la modélisation de ce type de robot, d’apparence simple, conduit à des problèmes mathématiques complexes, dont beaucoup sont encore non résolus actuellement. De fait, les problèmes associés à ces robots à câbles sont considérés comme un des principaux défis de la modélisation mécanique. Ils sont détaillés dans un autre article paru sur Interstices.
Une lueur d’espoir
Ces problèmes de modélisation complexes n’ont pas empêché la réalisation récente de prototypes élaborés. L’un de leurs rôles est d’ailleurs de mettre en évidence de nouveaux problèmes théoriques. C’est ainsi que nous avons réalisé une grue de levage, installée dans un appartement témoin où nous effectuons des démonstrations avec un mannequin de taille humaine. Installée au plafond de la pièce, cette grue est quasiment invisible et se déploie à la demande.
Elle peut aider une personne âgée alitée à passer de la position couchée à la position debout. Elle peut aussi soulever complètement un malade d’un lit d’hôpital et l’amener vers sa chaise roulante sans qu’il fasse le moindre effort. Accessoirement, elle est utilisée comme robot de manipulation, par exemple, pour aller chercher un objet dans un tiroir et l’apporter à l’utilisateur. Elle peut également être programmée pour opposer une résistance à des mouvements particuliers, de façon à contribuer à la rééducation motrice de certains muscles. C’est aussi un objet communicant, qui peut recevoir des instructions de l’environnement : en cas de chute de la personne âgée, elle peut venir se placer à proximité immédiate de la personne pour l’aider à se relever. Enfin, comme pour tout objet d’assistance, le suivi de son emploi donne des informations précieuses aux médecins pour détecter des pathologies émergentes. Par exemple, notre grue se pilote à l’aide d’une télécommande de télévision. Le suivi du temps nécessaire pour réaliser une tâche répétée quotidiennement donne des informations sur la capacité motrice des doigts de la personne. Autre prototype, réalisé fin 2009, une grue de sauvetage de grande dimension qui a été déployée en extérieur. D’un poids total de l’ordre de 200 kg, répartie dans des modules qui ne dépassent pas 20 kg, elle est transportable et se déploie en une dizaine de minutes. Elle est en outre totalement autonome avec sa propre source d’énergie. Elle permet de soulever une charge d’environ une tonne, de manipuler cette charge dans toutes les directions ainsi que de la faire tourner autour de n’importe quel axe. Cette grue a été présentée en situation aux pompiers du Groupement d’Intervention en Milieux Périlleux (GRIMP) qui ont été sensibles à ses possibilités.
Les prototypes que nous avons réalisés répondent bien aux exigences des situations que nous avons scénarisées. Afin de concrétiser plus largement les perspectives ouvertes par ces expérimentations, nous cherchons actuellement à en transférer le principe vers un industriel de la robotique.
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