Idée reçue : Une bonne interface, c’est une interface conviviale !
Pour beaucoup de développeurs de logiciels, le premier niveau de réflexion concerne la présentation visuelle : combien de boutons, quelle taille, quelle couleur, quel emplacement ? Cette question de forme ne doit cependant pas masquer des interrogations très complexes sur la meilleure façon dont on crée un mécanisme d’interaction. Par exemple, un périphérique comme une souris produit des déplacements dans un plan sous forme de deux translations. La même souris est utilisée tant pour déplacer un curseur dans un traitement de texte comme Word que pour animer un guerrier dans le jeu World of Warcraft. Ce qui crée la différenciation de comportement, c’est la métaphore utilisée dans chacun des deux contextes.
La conception puis la mise en œuvre de ces mécanismes font appel aux compétences d’informaticiens, d’ergonomes, de cogniticiens ; il s’agit d’un domaine très actif de la recherche scientifique.
Mais revenons à l’affirmation initiale : quelle est la signification du mot convivial ? Etymologiquement, il vient du partage de vivres dans un festin ; par extension, il est entendu comme « amical, chaleureux ». Que recouvre la notion d’amitié ou de chaleur manifestée par un ordinateur ? Il y a là une humanisation de la machine intéressante à étudier.
Après la notion d’interface conviviale, on évoque souvent l’interface intuitive. Là encore, interrogeons-nous sur le sens de cet adjectif : il décrit une compréhension immédiate, basée sur l’inné, ne faisant pas appel à la raison. En d’autres termes, un mécanisme qui ne nécessite pas ou peu de période d’apprentissage.
Sans nier l’importance de ce critère, pourquoi serait-il toujours prépondérant, alors qu’il en existe beaucoup d’autres pour caractériser une interface : la facilité d’utilisation, la précision, le confort, la transparence… ? On peut raisonnablement affirmer que la priorité que l’on doit accorder à ces critères dépend du contexte d’utilisation, ou plus précisément de l’usage induit par l’application.
Pensons par exemple à un pilote d’avion de chasse : il doit maîtriser une interface très complexe, qu’il apprend lors de formations initiales longues et qu’il remet à jour périodiquement dans des simulateurs de vol. Le temps et la complexité d’apprentissage ne sont en aucun cas des défauts, si l’interface lui permet de réaliser avec efficacité ses missions dans des contextes difficiles.
Plus simplement, considérons la métaphore du vélo, rappelée dans l’article 50 ans d’interaction homme-machine. S’il semble évident qu’un vélo muni de petites roulettes de part et d’autre de la roue arrière est bien adapté pour apprendre rapidement à faire du vélo, il est tout aussi évident que pour courir le Tour de France, un cycliste professionnel préférera sans hésitation un vélo avec un cadre en carbone très rigide (difficile à manier), muni d’une selle très étroite, en carbone également (très, très inconfortable) et de roues lenticulaires (très délicates à utiliser).
Mais quittons les avions et les vélos et revenons aux ordinateurs : les informaticiens utilisent très souvent un éditeur de texte appelé Emacs pour développer leurs logiciels. Contrairement à Word, où les fonctionnalités sont accessibles par l’intermédiaire d’une souris, Emacs se pilote exclusivement via des combinaisons de touches. Par exemple, (ctrl) (f) avance le curseur vers la droite, (ctrl) (k) détruit le contenu de la ligne, etc. Ce type d’interface est à coup sûr considéré comme non convivial : en effet, toutes ces combinaisons (plusieurs dizaines) nécessitent un apprentissage assez long. Et pourtant, une fois cette première étape franchie, l’utilisateur accomplit beaucoup plus vite ses tâches d’édition, principalement parce qu’il ne perd pas de temps à effectuer des allers-retours entre le clavier et la souris, ni à naviguer dans de longs menus déroulants à la hiérarchie complexe. À noter également, la possibilité de définir une partie de son interface via un système de programmation. On constate d’ailleurs que les logiciels grand public s’inspirent de cette logique. Ainsi, la dernière version de Word réduit considérablement la profondeur de ses menus et propose elle aussi de personnaliser une partie de l’apparence de l’interface.
Autre exemple : les claviers d’ordinateurs. Qu’ils soient Azerty ou Qwerty, la disposition des touches découle de contraintes mécaniques rencontrées dans les premières machines à écrire. On est bien loin des préoccupations de convivialité ! Et pourtant, un siècle et demi plus tard, cette configuration fait encore office de standard, malgré diverses tentatives pour proposer une disposition alternative mieux adaptée à la saisie de texte.
De tous ces exemples, il ressort clairement que c’est l’usage qui doit primer sur toute autre considération. Et bien entendu, sa première caractéristique est d’être variable.
On peut d’abord rappeler qu’au fil du temps, l’écriture, la lecture, et plus récemment, l’utilisation d’un clavier, d’une souris, furent autant de tâches d’abord réservées à quelques spécialistes, qui sont progressivement entrées dans la compétence de la plupart des humains (au prix d’un apprentissage plus ou moins complexe). Ensuite, constater de façon claire que nous ne sommes pas tous « égaux » devant l’utilisation de l’informatique : que nous soyons professionnel ou grand public, jeune ou âgé, d’un milieu aisé ou non, vivant dans un pays riche ou pauvre, il y a théoriquement autant d’interfaces « idéales » que de contextes humains sur notre planète. C’est donc un des défis majeurs de la révolution numérique que de concevoir de bonnes interfaces.
En tout cas, on peut maintenant l’affirmer : de la même façon que « faire la Star’Ac » ne conduit pas obligatoirement à devenir artiste, une interface Homme-machine rapide à apprendre, souvent qualifiée de conviviale, n’est pas toujours de bonne qualité.
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