L’informatique les pieds sur Terre
En avril 2020, le MIT Media Lab a annoncé la fin de son projet de recherche « Open Agriculture », dont le but était selon ses auteurs d’« accélérer l’innovation en agriculture numérique ». En cause, son produit phare, un « food computer », ordinateur couplé à un système hydroponique qui promettait de faire pousser de la nourriture en abondance « hors sol », sans besoin de terre ni de lumière naturelle, dans des conditions ultra contrôlées. Un remède à l’artificialisation grandissante des terres fertiles : montrer qu’on peut, finalement, s’en passer. Les prototypes n’ont jamais rempli les promesses des concepteurs, qui évoquaient une « quatrième révolution agricole ». Le laboratoire a fermé après une enquête, au cours de laquelle une employée a révélé une fraude pour maquiller des résultats décevants : il lui aurait été demandé de placer des plantes dans la machine en les nettoyant de leur terre pour faire croire qu’elles y avaient grandi.
Un équilibre à trouver
A priori, pas de raison d’éclabousser de ce scandale la tendance de l’« agriculture numérique » en général, qui fourmille de projets mieux intentionnés. Par exemple la cartographie et l’analyse des sols via des images satellites (détection d’humidité, d’albedo) permet d’organiser l’occupation des sols pour combattre le réchauffement climatique. Des robots désherbants limitent l’utilisation d’herbicides sans pour autant nécessiter des travaux pénibles. Des capteurs permettent une connaissance fine d’un terrain pour minimiser l’apport d’intrants et détecter rapidement des anomalies. La science des réseaux éclaire les fonctionnements des écosystèmes cultivés. Les modèles dynamiques sont utiles pour mesurer et améliorer la résilience des chaînes d’approvisionnement. L’apprentissage automatique peut aider les conseillers agricoles, qui, en agroécologie, ne peuvent plus se servir des méthodes standardisées, mais doivent tenir compte de quantités de paramètres locaux et d’une complexité difficile à appréhender par les humains. On nous promet des applications sur des lunettes connectées pour compter les pucerons, des drones observateurs couplés à des robots qui parcourent les champs et permettent de voir la conception et la réalisation d’une parcelle cultivée comme une impression 3D.
Cette énumération de pratiques très disparates soulève tout de même ces deux questions :
- Ne risque-t-on pas, en introduisant de la haute technologie, d’aggraver les problèmes écologiques en prétendant les résoudre ?
On peut concevoir l’excitation des concepteurs face à ces technologies, générant de l’activité économique et un réseau de startups, et des objectifs affichés compatibles avec une transition écologique dans l’agriculture. Mais certaines pratiques génèrent une quantité importante d’objets connectés gourmands en énergie et en matière. Certains projets auraient besoin d’une analyse globale de leurs coûts et bénéfices sur l’environnement, encore rarement réalisée. À cette lumière et indépendamment de la fraude, le projet « Open Agriculture » du MIT pose question, son idée étant de priver les plantes de terre et de faire dépendre leur croissance d’une machine dont la fabrication même demande l’exploitation de terres dont les plantes auraient besoin.
- Ne participe-t-on pas à construire une dépendance des exploitations agricoles à des éléments qui diminuent leur résilience ?
Ivan Illich proposait dans son livre La convivialité paru en 1973 que les concepteurs d’outils fassent attention à ce que leurs réalisations ne dégradent pas l’autonomie des usagers en se rendant indispensables, et qu’un outil élargisse leur rayon d’action en offrant divers moyens de l’utiliser. Contrairement à la mouvance low-tech, qui est une autre façon d’augmenter la résilience des sociétés, il raisonnait indépendamment du niveau technologique des outils. Il donnait en exemple le vélo, le téléphone, le marteau, comme outils « conviviaux ». Les outils numériques sont susceptibles de répondre, ou non, à ce principe : un ordinateur est un outil polyvalent, à condition de ne pas transformer les pratiques et les savoirs au point d’en devenir un élément nécessaire.
À ces deux questions l’« agroécologie computationnelle », impliquant informatique et agriculture, apporte des éléments de résolution. Ce domaine de recherche a été lancé par Juliet Norton, qui a soutenu une thèse en informatique en 2019 à l’université d’Irvine, en Californie.
La proposition de l’agroécologie computationnelle
L’agroécologie est à la fois une science, une pratique et un mouvement, dont le principe est de comprendre et d’actionner dans les espaces cultivés des processus écologiques : relations entre organismes (plantes, animaux, bactéries, champignons…) et liens avec leur habitat. Le récent rapport de l’IPBES sur le déclin de la biodiversité plaide pour une généralisation des méthodes agroécologiques, productives, respectueuses de la biodiversité et de l’environnement, orientées vers la recherche-action participative. Comme toute science de la complexité, elle fait appel à des connaissances en chimie, biologie, mathématiques, géologie, sociologie, histoire, économie… Ce serait donc faire un mauvais procès aux sciences du numérique que réduire à un effet de mode leurs prétentions à y contribuer. Le travail de Juliet Norton en agroécologie computationnelle est issu à la fois de la mouvance « Green IT », informaticiennes et informaticiens qui partout dans le monde prennent conscience des limites des technologies numériques, et de la permaculture, ensemble de techniques de construction d’écosystèmes productifs pérennes.
Selon Juliet Norton, l’informatique et le numérique doivent tout d’abord se construire à partir d’une demande plutôt qu’à partir d’une offre, et fournir aux producteurs et productrices une aide qui leur permettra à terme de s’en passer. Elle mobilise plusieurs domaines de l’informatique — le partage de données et la recherche participative, la réflexion sur les interfaces humain-machine, et l’algorithmique pour la conception de parcelles productives et résilientes. Elle maintient une base de données d’organismes présents dans les espaces cultivés de sa région, incluant des caractères utiles pour l’agroécologie, en particulier, pour chaque organisme, ses besoins et ses produits, c’est-à-dire les éléments qu’il prélève dans son environnement et ce qu’il lui apporte (éléments qui peuvent être l’eau, les nutriments, des fruits, des parfums, de la lumière, de l’ombre, du paillis, la protection contre le vent ou contre des ravageurs, la pollinisation, le compost…). Cette base ainsi conçue permet de concevoir des écosystèmes, ensembles d’organismes présents sur une surface donnée, dans lesquels les besoins de chaque organisme sont remplis par les produits d’un autre.
Générer des propositions de composition pour de tels écosystèmes est un problème d’informatique complexe, d’autant plus qu’il y aura des contraintes de productivité et de robustesse à ajouter : on doit pouvoir prélever une récolte, et l’absence ou la défaillance d’un des organismes – car une culture n’a pas 100 % de réussite – ne doit pas trop nuire au fonctionnement global du tout. Les recherches sur ces problèmes sont encore largement à défricher. Des exemples de tels écosystèmes façonnés par des humains puis quasiment autonomes existent, et le numérique peut servir ici de facilitateur pour généraliser les techniques, les passer à l’échelle d’une population, d’un territoire, les communiquer, les enseigner. Comme Wikipédia a facilité l’accès au savoir, un partage de données structurées, alimenté par les utilisateurs et utilisatrices, pourra peut-être permettre à tous de tenter l’expérience d’un écosystème dans son jardin. Si vous voulez essayer chez vous, nous allons d’ailleurs lancer une expérience participative : tester dans des jardins et des champs des interactions trouvées dans les manuels de permaculture (déjà partiellement disponibles via des plates-formes comme monpotager.org ou Tomate & Basilic) et d’autres proposées par des méthodes d’apprentissage automatique : par exemple, la connaissance des relations généalogiques fines entre les espèces et des processus évolutifs, un savoir scientifique, peut compléter un catalogue éparpillé de relations fonctionnelles, issues d’un savoir jardinier et paysan.
L’agroécologie est une bonne occasion pour les technologies de l’information de se poser la question générale de la soutenabilité, de la résilience et de la convivialité des produits et des services qu’elle propose, une question cruciale pour leur avenir et leur développement dans les prochaines années.
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