Quelles villes intelligentes pour demain ?
Écoutez l’interview de Hervé Rivano
Retranscription
Joanna Jongwane pour Interstices : Chers auditeurs et auditrices, bienvenue dans ce 98ème épisode du podcast Interstices. Notre invité du jour est spécialiste des réseaux dans la ville intelligente. On espère découvrir avec lui les contours de ces mots-valise qu’on entend régulièrement comme ville connectée, ville augmentée, smart cities, et surtout les enjeux scientifiques autour de ce concept. Je reçois aujourd’hui l’informaticien Hervé Rivano pour répondre à ces questions. Hervé Rivano, bonjour.
Hervé Rivano : Bonjour.
Interstices : Vous êtes professeur des universités à l’INSA Lyon et responsable de l’équipe de recherche AGORA commune à Inria et au laboratoire CITI de l’INSA Lyon. On entend beaucoup parler de ville intelligente, ou de smart city, sans trop savoir de quoi il est question. Comment définiriez-vous cette « ville intelligente » ?
Hervé Rivano : Pour définir cela, il faut partir du moment où le terme est apparu. Et il est apparu au départ comme smart city, donc il y avait ce côté « plus smart » (plus intelligent). Et il y a cette notion aussi que smart, traduit en intelligent en français, c’est une traduction un peu mauvaise parce que derrière le côté intelligent en français, on va avoir une vision un peu anthropomorphique ou anthropocentrée, qui est de l’intelligence façon humaine, donc la capacité de comprendre un environnement et de s’adapter ou de réagir vis-à-vis de cet environnement. Tandis que smart, c’est un terme qui vient plutôt de la littérature cybernétique au départ, donc déjà un contexte technique, technologique et smart, c’est plutôt une notion d’être capable de sentir son environnement et de réagir aux mesures qu’on a faites ou à la sensation qu’on a de l’environnement. Dès le départ, smart city, c’est l’idée de prendre la ville comme un système qu’il faut gérer, qu’il faut optimiser et d’améliorer cette gestion et cette optimisation en utilisant des capteurs, des technologies de l’information et de la communication (des réseaux) et de l’algorithmique de prise de décision.
Mais cette vision là a vécu parce que, notamment elle oublie complètement le facteur humain. La ville, ce n’est pas juste un système, c’est un endroit où des gens vivent, où des gens habitent avec des usages, avec des postures politiques, philosophiques, morales, de la sociologie, des choses comme ça, qui n’étaient pas au départ dans le concept. Et de plus en plus, ça rentre dedans. Parce qu’on s’est rendus compte que faire un système purement technique sans prendre en compte les aspects humains qu’il y avait derrière, c’était voué à l’échec.
Après, on arrive sur des choses qui sont plus floues, et des fois qui ressemblent plus à du marketing territorial qu’à une vraie définition scientifique mais il y a beaucoup de collectivités qui ont, au moins dans l’intention qui est posée au moment où ils disent qu’ils vont faire des projets de villes intelligentes, l’idée que le but, c’est de vivre mieux dans la ville, d’être sobre, d’économiser de la ressource, d’être résilient vis-à-vis des crises ou des impacts sur la ville. Et c’est une façon aussi de changer le rapport au pouvoir et à la circulation du pouvoir dans la ville. Donc, il y a des aspects à la fois toujours purement optimisation de systèmes, notamment l’efficacité énergétique, l’efficacité autour de la gestion des ressources. Mais il y a des notions plus « soft », plus floues, qui sont plus autour de l’usage de la ville, le bien-être dans la ville, la bonne relation qu’ont les usagers ou les citoyens avec l’espace dans lequel ils habitent et la partie gestion plus politique du système urbain sur qui prend la décision, comment on la partage, comment la prise de décision et l’information peuvent être modifiées mais toujours par l’utilisation de l’informatique, du numérique et des données.
Interstices : Alors, quels sont les enjeux sociétaux et technologiques autour du concept de ville intelligente ?
Hervé Rivano : Alors, il y a une façon de présenter les choses que j’aime beaucoup, qui date un peu. Elle a été mise à jour depuis, mais elle présente tous les projets de villes intelligentes autour de trois grands piliers. Un qui est la partie, la ville comme un système optimisé, où on va mobiliser des concepts hyper technologiques de capteurs, d’optimisation, de réseaux, d’intelligence artificielle, de choses comme ça. Il y a un pilier qui est plus sur la gestion verticale de la ville et donc la relation entre les citoyens et la technostructure de gestion administrative de la ville. Et là, on va avoir des choses autour des plateformes de médiation, des questions de vie privée, de libertés individuelles, de démocratie, de partage de l’information, d’open data, qui arrivent par ici. Il y a un pilier qui est plus horizontal, transversal sur les relations entre les citoyens, qui évacue donc le lien de pouvoir vertical, et donc plutôt les plateformes d’intermédiation, les réseaux de voisins ou des choses plus commerciales autour de chacun est producteur et consommateur de services donc le mythe autour de Airbnb ou des choses comme ça. Donc il y a ces trois dimensions là qui sont assez indépendantes les unes des autres et qui mobilisent des enjeux différents.
Dans les enjeux sociétaux, il y a clairement quelque chose autour de, à partir du moment où on numérise beaucoup de choses, on donne une capacité de surveillance, d’action, de prise de décision, qui est beaucoup plus forte qu’avant. Et donc là, les questions de libertés individuelles, de démocratie, de vie privée sont très fortes et très importantes dans les questions de ville intelligente. Quand on est plutôt sur la partie optimisation, là on a des choses autour de qu’est ce qu’un système très optimisé par rapport à un système qui est très résilient. Si je suis capable d’avoir la gestion financière ou en termes de ressources énergétiques ou environnementales, la plus optimisée possible, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de marge, pas de gâchis, si j’ai une perturbation de mon système, est-ce que mon système continue de fonctionner ?
Et ça, dans le contexte du changement global ou du changement climatique, c’est un sujet très important et dont on voit déjà les impacts parfois, ne serait-ce que sur le système de transport. Dès qu’il y a une panne sur un système de transport en commun ou dès qu’il y a un accident sur un axe routier, il se peut que la ville entière soit saturée. Ça, c’est un système qui est peut-être optimisé, peut-être pas, mais en tout cas qui n’est pas résilient. Et l’apport du numérique dans la résilience est important. Et il y a aussi la question de l’impact énergétique des solutions qui sont apportées, qui peut être positif ou négatif selon les situations. Par exemple, quand on regarde des choses autour de l’éclairage intelligent, il y a beaucoup de gains énergétiques potentiels, mais avec un surcoût d’installation d’infrastructures numériques et donc il faut trouver à quel moment le compromis est vertueux, à quel moment il ne l’est pas. Voilà.
Donc il y a des enjeux économiques qui sont là aussi, de savoir qui va intervenir, à quel endroit, quel est de l’ordre du service public, quel est de l’ordre du service en délégation de service public, qu’est-ce qui est privé et comment on articule tout ça. En fait, ce qui est intéressant, c’est que c’est un domaine qui mobilise énormément de concepts, notamment d’enjeux, et parfois à des endroits où ils n’avaient pas l’habitude de se rencontrer. Des enjeux à la fois de démocratie, liberté individuelle, ça, c’est un truc classique, mais reliés à des enjeux de sobriété environnementale et là, c’est un peu nouveau que ça se mélange. Et le numérique a cette capacité là à faire casser des silos et à rendre des problématiques beaucoup plus transversales qu’avant, ce qui rend le sujet très intéressant.
Interstices : Vos travaux de recherche portent sur les réseaux sans-fil et vous cherchez en quelque sorte à optimiser les infrastructures réseaux nécessaires à la ville intelligente. De votre point de vue, quels sont les défis scientifiques pour la ville de demain ?
Hervé Rivano : Je vais en prendre deux en particulier. Il y en a sûrement d’autres, mais ces deux-là me semblent importants. Il y en a un autour de la densité. Grosso modo, toutes les technologies réseaux qu’on a autour de nous sont prévues pour un nombre raisonnable d’utilisateurs qui vont chacun demander beaucoup de choses au réseau. Typiquement, on est quelques-uns dans un quartier et on va tous télécharger des films, on n’est pas très nombreux mais on va prendre beaucoup. Dans l’évolution de la ville avec beaucoup de capteurs déployés, des objets connectés qui apparaissent un peu partout, des véhicules connectés, l’idée, c’est que bientôt, énormément de choses seront connectées ou du moins productrices de données, et on arrive sur des densités d’équipements qui cherchent à envoyer de la donnée qui sont beaucoup plus grandes qu’aujourd’hui. Et là, en gros, les technologies réseaux qui sont prévues pour un nombre raisonnable de gens qui prennent beaucoup, marchent très mal si on a beaucoup de monde qui demande peu. On est sur des équilibres opposés.
Et donc un des gros défis, c’est de rendre possible cette grande densité. Je ne dis pas qu’elle est souhaitable mais on essaie nous de la rendre possible d’un point de vue technique pour que le choix ne soit pas une limite technique. Donc ça, c’est le premier gros sujet qui est en lien avec les concentrations urbaines, le fait qu’il y ait de plus en plus de monde et donc un des défis techniques sur les mécanismes de réseaux. Mais il y a aussi de comprendre comment les gens vont se regrouper, comment les objets connectés vont se regrouper à certains endroits pour être capables d’avoir des solutions qui sont adaptées. Aujourd’hui, la question de la densité, on la voit déjà apparaître dans des moments très événementiels, un match dans un stade, une manifestation sur une place qui n’est pas prévue pour et d’un coup, il y a beaucoup, beaucoup de monde. Et là, plus personne n’arrive à se servir de son réseau parce que le réseau s’effondre au moment où il y a trop de monde. Donc c’est ça qu’on veut rendre possible.
Un autre défi, c’est d’accompagner les mutations de la ville. Et en particulier, il y a quelque chose qui vient originellement du monde de l’informatique qui arrive dans la ville, c’est le fait d’avoir des infrastructures qui puissent être dynamiques. Aujourd’hui, on a des routes avec à côté des voies de bus, avec de temps en temps quand on a de la chance, des pistes cyclables à côté et on se répartit l’espace de manière spatiale et statique. L’idée, c’est qu’on puisse, grâce à des techniques et des façons de faire dont on a l’habitude en informatique et en réseau, permettre que ce partage, il soit dynamique. Par exemple, un test qui a déjà été fait, c’est d’avoir des voies de bus dynamiques, c’est-à-dire qu’il y a des voies où les voitures peuvent circuler et quand un bus arrive, il y a de la signalétique qui se met en place pour dire aux voitures, poussez-vous, on va faire passer un bus à cette place là. Le sujet sur lequel je travaille moi aujourd’hui avec un doctorant, c’est d’essayer de faire la même chose mais pour les cyclistes. Essayer de construire des pelotons de cyclistes pour lesquels on va créer une piste virtuelle grâce aux feux de circulation, pour les sécuriser, les rendre plus prioritaires en fait sur le trafic.
Un des défis les plus passionnants pour moi, c’est donc de prendre des techniques qu’on maîtrise dans le monde des réseaux qui sont capables de se reconfigurer à l’échelle d’une milliseconde ou d’une microseconde et les importer dans la ville, qui est une infrastructure qui a plutôt tendance à évoluer de l’ordre de la dizaine d’années et donc mettre la dynamique du réseau au service de l’infrastructure urbaine.
Interstices : À l’heure où on parle de plus en plus de sobriété numérique, de réduction de l’impact environnemental du numérique, n’y a-t-il pas une sorte de contradiction/d’opposition avec la ville connectée ?
Hervé Rivano : Oui et non. Donc oui, effectivement, l’idée de rajouter de l’infrastructure numérique à la ville, ça a forcément un coût, que c’est un coût à la fois en production, en utilisation, en fin de vie. Donc il y a toute une analyse de cycle de vie qui est importante à prendre en compte. Prendre en compte aussi les effets rebond qui peuvent avoir lieu quand on met en place une technologie, les gens vont l’utiliser, peut-être déclencher des nouveaux usages qui vont être aussi consommateurs d’énergie. C’est toute la problématique de l’impact environnemental du numérique qui est un vrai sujet. Mais il ne faut pas le regarder de manière complètement isolée. Il faut le regarder aussi avec ses externalités négatives certes, et positives aussi.
Sur le télétravail, on a beaucoup parlé de l’impact environnemental des infrastructures de visioconférence, de Netflix, mais l’impact sur l’absence de mobilité est énorme. Et finalement, je ne sais pas à quel point c’est chiffré, mais j’ai vu ça comme une blague, Zoom a peut-être un impact environnemental bien meilleur que la voiture électrique parce que ça enlève de la mobilité. Alors, ce n’est pas vrai tout seul. C’est vrai dans l’évolution d’un système socio-économique, sur l’organisation du travail, sur l’organisation des temps, etc. Mais le numérique rend possible des choses comme ça. L’autre exemple assez fort, c’est sur la gestion des infrastructures de distribution d’énergie, ce qu’on appelle smart grid aussi. Smart grid, c’est l’équivalent dans les réseaux de transport d’énergie de ce qu’on fait dans les réseaux de télécommunication. Donc, il y a en plus de la mesure, il y a en plus des infrastructures de communication, du stockage, du routage. , des smart grids, c‘est ce qui va permettre l’utilisation très forte des énergies renouvelables et donc des productions décarbonées d’énergie. Et donc il faut tout mettre en relation à la fois sur ce que ça coûte, mais ce que ça permet et ce que ça permet, c’est parfois des choses qui sont discutables en termes d’intérêt social, d’intérêt politique et de coût environnemental. Mais je pense que c’est plutôt à la société de poser des limites, parce que parfois ça peut être utile. Et sur la question de l’environnement, clairement, il faut toujours être dans un bilan très approfondi et parfois compliqué de qu’est-ce que je mets, pourquoi, qu’est-ce que ça apporte et qu’est-ce que ça risque de déclencher. Et donc il n’y a pas de réponse, oui ou non, immédiate et globale. Il y a une réponse de, la question est complexe, il faut se la poser dans toute sa complexité pour arriver à faire quelque chose d’intelligent.
Interstices : Pour finir, ce serait quoi pour vous une ville intelligente « réussie » ?
Hervé Rivano : Pour moi, une ville intelligente réussie, ça n’existe pas, au sens où le truc est fini. Une ville, c’est quelque chose qui est tout le temps en mouvement, en évolution. Une politique de ville intelligente réussie, c’est une politique qui est tout le temps en train d’évoluer, avec ses citoyens, avec son environnement, avec ses enjeux et qui n’est pas du simple marketing territorial, « nous, on est vachement smart, on a mis trois capteurs à tel endroit », mais qui permet de résoudre des vraies problématiques que les gens se posent, qui met en place un système qui est résilient et sobre, parce que ce sont des enjeux importants, et qui respecte les libertés publiques et la vie privée des gens. Et qui parfois fait le choix de la low tech ou de la non tech plutôt que de la technologie à tout prix.
Interstices : Merci Hervé Rivano pour ces éclairages.
Hervé Rivano : C’est du smart lighting !
Joanna Jongwane pour Interstices : Chers auditeurs et auditrices, à la prochaine et n’oubliez pas les sciences du numérique sur Interstices !
Newsletter
Le responsable de ce traitement est Inria. En saisissant votre adresse mail, vous consentez à recevoir chaque mois une sélection d'articles et à ce que vos données soient collectées et stockées comme décrit dans notre politique de confidentialité
Niveau de lecture
Aidez-nous à évaluer le niveau de lecture de ce document.
Votre choix a été pris en compte. Merci d'avoir estimé le niveau de ce document !
Joanna Jongwane
Rédactrice en chef d'Interstices, Direction de la communication d'Inria