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    À quel instant précis un grain de sable provoque-t-il une avalanche ?

    Modélisation & Simulation
    Vous êtes-vous déjà demandé à quel instant précis l’eau de votre bouteille se transformait en glaçon dans votre congélateur ? Avez-vous déjà incliné un récipient contenant du sable pour observer l’instant précis auquel le sable allait s’écouler ? Au début, il ne se passe rien et on peut pencher le récipient sans que rien ne bouge (ou presque). Puis, au-dessus d’une certaine inclinaison, le sable s’écoule brusquement, entraînant des grains en repos. Ces deux expériences traduisent un phénomène commun : la transition de phase.

    Pour l’expliquer, il faut zoomer et regarder ces systèmes au niveau microscopique : l’eau est constituée de millions de milliards de milliards de molécules — une bouteille d’eau de 1,5 litre contient un ordre de grandeur de 1025 molécules d’eau — qui interagissent les unes avec les autres. Même si aujourd’hui nous comprenons plutôt bien les lois physiques qui régissent leurs interactions, le trop grand nombre d’inconnues empêche de calculer avec précision la trajectoire des molécules d’eau et de prédire leur évolution. À notre échelle, nous pouvons pourtant définir des quantités dites macroscopiques : ce sont celles qui décrivent les propriétés physiques que nous observons. Par exemple, dans le verre d’eau, la température et la pression obéissent à des principes physiques simples. Autrement dit, du désordre moléculaire émerge un ordre global. La transition de phase se produit lorsqu’une certaine quantité macroscopique atteint une valeur dite critique : à cet endroit, ordre et désordre sont en concurrence.

    Le comportement de ces systèmes au point critique est particulièrement intéressant. Très souvent, il peut être caractérisé par des lois qui s’avèrent communes à plusieurs systèmes pouvant être très différents les uns des autres. Récemment, des physiciens ont remarqué que ces lois sont remarquablement répandues dans la nature, sans même qu’il n’y ait nécessairement besoin d’ajuster ladite quantité précisément à sa valeur critique. Ils expliquent que certains systèmes ont tendance à être naturellement attirés vers des régimes critiques, et présentent ce qui est communément appelé un phénomène de criticité (ou criticalité) auto-organisée, « self-organized criticality » (pour en savoir plus, voir l’article « Tas de sable et criticalité auto-organisée » de Jean-René Chazottes et Marc Monticelli). Contrairement au point critique dans une transition de phase dite « classique », le comportement d’un système qui présente une criticité auto-organisée est très robuste, il « attire » même la dynamique du système. 

    Point critique et universalité

    Revenons à notre exemple de changement d’état pour l’eau : la quantité qui joue un rôle d’arbitre entre l’ordre et le désordre, c’est la température. Quand elle descend au-dessous de 0°C, l’organisation des molécules d’eau change soudainement, elles tendent à s’organiser de façon très régulière : c’est l’état solide, ou, pour les physiciens, la phase « ordonnée ». Quand la température dépasse 0°C, le désordre l’emporte et les molécules d’eau se déplacent et s’entrechoquent : c’est l’état liquide, qui correspond à une phase désordonnée. La transition de phase se produit exactement lorsque la valeur de la température atteint le point critique, ici 0°C.

    Le comportement des systèmes physiques proche du point critique présente un certain nombre de caractéristiques qui sont communes à beaucoup de systèmes. Par exemple, lorsqu’on s’éloigne du point critique en direction de la phase désordonnée, la corrélation entre les particules décroît très rapidement avec la distance qui les sépare. Cette fonction de corrélation mesure en quelque sorte l’influence d’une particule sur une autre en fonction de la distance. Cela signifie que l’évolution d’une particule est très peu influencée par les particules qui sont plus éloignées qu’une certaine longueur typique appelée longueur de corrélation. Par exemple, si l’on modifie un tout petit peu le système en un seul endroit, les particules situées à une distance plus grande que la longueur de corrélation n’en ressentiront aucun effet.

    Dans la plupart des systèmes qui possèdent un point critique (comme le changement d’état de l’eau ou bien l’écoulement soudain d’un tas de stable), on observe un fait remarquable : plus le système se rapproche du point critique, plus la longueur de corrélation augmente. Lorsque nous nous trouvons précisément au point critique, elle devient infinie : les particules s’influencent mutuellement, même sur de très longues distances. Par conséquent, le comportement au point critique devient particulièrement complexe et extrêmement riche à étudier.

    Pour être plus précis, le comportement d’un système situé précisément au point critique est caractérisé par ce que l’on appelle des lois de puissances : la longueur de corrélation est égale à la distance prise à une certaine puissance α. Cet exposant α, appelé exposant critique, se trouve être le même pour de nombreux systèmes physiques aux propriétés microscopiques très différentes : les physiciens parlent alors d’universalité. Ainsi, le comportement au point critique dépend assez peu des détails microscopiques, de la nature des particules, et du type de phénomène étudié. C’est pour cette raison que les physiciens et mathématiciens proposent des modèles simplifiés : ils représentent les molécules d’eau ou les grains de sable comme des particules, et ils définissent des règles simples qui régissent leur évolution dans le temps et dans l’espace. Nous allons en proposer  maintenant un exemple, qui illustre ces propriétés de transition de phase et d’auto-criticité, et pour lequel il est possible de calculer ces exposants critiques à l’aide de simulations numériques (autrement dit, d’algorithmes effectués par un ordinateur).

    Un modèle mathématique simple

    Ces dernières années, plusieurs modèles mathématiques en apparence très simples ont permis de décrire un très grand nombre de phénomènes physiques. En particulier, une famille de modèles discrets appelés gaz sur réseaux, ou « lattice gases », ont eu et ont toujours un impact très important, de par leur simplicité et la possibilité de les analyser mathématiquement. Les particules se déplacent sur les sites d’un réseau (par exemple les carrés d’une grille bidimensionnelle) en obéissant à plusieurs règles :

    (1) il ne peut y avoir au plus qu’une particule par site (ce dernier peut donc à tout instant être soit vide soit occupé) ;

    (2) une particule peut sauter uniquement sur un des sites qui lui sont voisins (voir Figure 1) ;

    (3) deux particules ne peuvent pas sauter en même temps. Plus précisément : on attache à chaque particule une petite horloge, qui sonne à des instants aléatoires, de manière complètement indépendante des autres particules, et il est impossible que deux horloges sonnent en même temps. Lorsque l’horloge d’une particule donnée sonne, cette dernière choisit aléatoirement un de ses voisins, avec la même probabilité ;

    (4) après ce choix, le saut est réalisé uniquement si le site voisin qu’elle a choisi est vide, et si une certaine contrainte donnée est satisfaite.

    Figure 1 : Le site A possède exactement 4 sites voisins (indiqués en bleu clair).

    De cette manière, on construit ce que l’on appelle un processus de Markov qui possède de très bonnes propriétés mathématiques. En changeant la contrainte de saut, on peut créer différents types de phénomènes. Ici, nous introduisons la contrainte suivante : « une particule ne peut sauter sur un site vide que si elle est accompagnée d’une autre particule située sur un de ses sites voisins ». Autrement dit, une particule isolée (tous ses sites voisins sont vides) sera considérée comme bloquée ou inactive. Au contraire, une particule qui possède au moins une autre particule voisine sera considérée comme active. Aux bords du réseau, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées et étudiées mathématiquement. Dans cet article, on ne considèrera que deux cas : des bords périodiques – lorsqu’une particule située en bout de ligne (par exemple) veut sauter sur un site en dehors du réseau, elle réapparait à l’autre bout de la ligne (et de même pour les colonnes) ; ou absorbants – dans ce cas les particules qui cherchent à sauter en dehors du réseau disparaissent, donc le nombre de particules diminue au cours du temps. D’autres conditions au bord peuvent également être étudiées, par exemple, lorsque les particules ne peuvent pas sortir du réseau et sont « réfléchies » au moment où elles atteignent un bord.

    Figure 2 : en vert les particules « actives », en rouge les particules « bloquées », en blanc les sites vides.

    Ce modèle est appelé processus d’exclusion simple facilité dans la littérature physique et mathématique et il a récemment été l’objet de travaux de recherche avancés (voir la bibliographie), car il possède des caractéristiques d’auto-criticité communes à de nombreux systèmes, tels que ceux évoqués plus haut. Plus précisément, la quantité qui joue un rôle important est la densité de particules ρ dans le système (ρ = le nombre de particules divisé par le nombre total de sites). Tout d’abord, une première transition de phase apparaît lorsque cette densité atteint la valeur critique 1/2 : si ρ < 1/2, après un certain nombre de sauts, toutes les particules finiront par se retrouver complètement bloquées, la dynamique s’arrête complètement, et le système se trouve dans un état absorbant.  Au contraire, si ρ > 1/2, elles pourront se déplacer indéfiniment sur le réseau.

    En essayant de répondre à la question suivante, on va voir apparaître de manière remarquable le phénomène de criticité auto-organisée : lorsque ρ < 1/2, au bout de combien de temps le système atteint-il un état absorbant ? La réponse dépend évidemment de la taille du système. En dimension 1, sur une ligne avec N sites, cette question a été mathématiquement résolue (voir la bibliographie), ce temps dit temps d’absorption est de l’ordre de log(N). En dimension 2, avec une grille NxN, aucun résultat mathématique n’existe à l’heure actuelle, mais des simulations montrent que deux comportements très différents se distinguent : lorsque ρ est très petite, le temps d’absorption semble toujours de l’ordre de log(N), mais lorsque ρ s’approche de 1/2, ce temps augmente considérablement !

    Dans la simulation suivante, on peut faire varier la densité de particules dans le système et voir chacun de ces trois comportements apparaître :

    Animation avec bords périodiques : K = nombre de particules < N² = taille du système

    Il se trouve que la transition entre ces deux comportements très différents est là encore décrite par la densité de particules : il existe pour ce modèle une deuxième densité critique ρ* qui pour le moment ne peut être obtenue qu’à l’aide de simulations, et dont la valeur est proche de 0,37. C’est à cette densité ρ* que l’auto-criticité du système peut-être observée (c’est ici que le comportement du système change brusquement) : si ρ < ρ*, alors le système atteint rapidement un état absorbant, et le système se trouve dans une phase « ordonnée ». Au contraire, lorsque ρ > ρ*, le système restera dans un état quasi-stationnaire (même si, au bout d’un temps infiniment long — que l’on ne pourra jamais observer ! — le système pourrait théoriquement finir dans un état absorbant). C’est la phase « désordonnée ».

    La première question est donc d’estimer ρ* : pour cela, on lance la dynamique en supposant que les particules peuvent sortir du système lorsqu’elles se trouvent au bord. Lorsque la dynamique s’arrête, on calcule la densité de particules restantes et on obtient une estimation de la deuxième densité critique ρ*, qui devient de plus en plus précise lorsque la taille du système augmente, comme le montre la simulation suivante : dans l’animation, les cases noires correspondent aux particules isolées. Une étape correspond à une tentative de saut, qui peut être avortée si les conditions pour sauter ne sont pas réunies. On démarre avec un nombre de particules K au moins égal à la taille du système divisée par deux (N2/2). Il faut un nombre d’étapes suffisamment grand pour que la dynamique finisse par s’arrêter (s’il y a encore des particules actives, il faut relancer la simulation avec un nombre d’étapes plus élevé !)

    Animation avec bords absorbants : estimation de la densité critique

    Le comportement de ce modèle autour de la densité critique ρ* est extrêmement intéressant. Des simulations numériques plus élaborées (sur des tailles N bien plus grandes) permettent de calculer plusieurs exposants critiques de manière approchée. En particulier, l’une des principales caractéristiques de ce modèle est qu’il possède deux longueurs de corrélation (associées à deux exposants critiques distincts) : en plus de celle évoquée précédemment, il en existe une autre, qui mesure la « diffusion de l’activité » au sein du système (ie l’échelle spatiale sur laquelle les particules actives se déplacent et en activent d’autres). Ce phénomène a été rarement observé jusqu’à présent, et il serait très pertinent de le rechercher dans d’autres modèles plus complexes, et voir si ces observations se retrouvent dans les phénomènes réels tels que l’écoulement du tas de sable.

    Conclusion

    Aujourd’hui, les physiciens et les mathématiciens travaillent ensemble afin de comprendre des phénomènes complexes observés dans la nature. Nous avons donné l’exemple d’un modèle mathématique appelé exclusion simple facilité, pour lequel beaucoup de questions mathématiques sont encore ouvertes. Les récents résultats obtenus montrent que ce modèle simple permet d’illustrer des phénomènes physiques remarquables, tels que la transition de phase et l’auto-criticité, très proches de ceux que l’on peut observer par exemple lorsqu’un grain de sable provoque l’écoulement du tas tout entier.

    Cependant, il reste encore de vrais défis scientifiques : le calcul des exposants critiques est une question ouverte sur laquelle plusieurs études se concentrent aujourd’hui. La résolution mathématique de ces modèles repose sur une bonne compréhension de la dynamique microscopique grâce à des simulations numériques et des considérations physiques. Ces questions ont fait l’objet de recherches menées par les mathématiciens et mathématiciennes membres du projet MATMOVIN (2020-2023), cofinancé par l’ANR et la région Hauts-de-France via le programme FEDER.

    Cet article a été produit dans le cadre du volet Science Avec et Pour la Société de l’ANR. Les animations HTML5/JS ont été réalisées par Centrale Lille Projets.

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    Marielle Simon

    Professeure des universités à l'Université Lyon 1, au laboratoire de Mathématiques Institut Camille Jordan (UMR CNRS 5208). 

    Photo © Inria / G. Scagnelli 
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