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    Comment évaluer les bénéfices nets des solutions d’IA pour l’environnement ? 

    Environnement & Planète
    Intelligence artificielle
    L’intelligence artificielle (IA) est aujourd’hui souvent considérée comme un des outils à utiliser pour résoudre les problèmes environnementaux. En particulier, elle pourrait permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans plusieurs secteurs comme l'agriculture ou les transports. Mais la mise en place et l’utilisation de solutions basées sur l'IA peuvent nécessiter beaucoup d’énergie et d’équipements, qui ont eux aussi un impact sur l’environnement. Alors comment évaluer les bénéfices nets complets de telles solutions d’IA sur l’environnement ?

    Remarque : par abus de langage, et parce qu’il s’agit des méthodes les plus couramment utilisées actuellement en IA, nous utilisons dans cet article le terme d’« IA » pour parler d’apprentissage automatique et en particulier d’apprentissage profond. Un processus d’apprentissage automatique peut être décomposé en une phase d’entraînement d’un modèle et une phase d’utilisation, appelée phase d’inférence, qui peut donner lieu à un déploiement à large échelle via un service numérique.

    Applications de l’IA pour l’environnement

    Ces dernières années, de nombreuses applications de l’IA à des problématiques environnementales ont été envisagées. Des chercheurs et chercheuses ont répertorié notamment des domaines pour lesquels l’apprentissage automatique pourrait réduire les émissions de gaz à effet de serre et aider à l’adaptation des sociétés au changement climatique (voir référence [5]). L’apprentissage automatique pourrait ainsi permettre d’optimiser les transports, de détecter les surconsommations d’électricité ou de surveiller les feux de forêt.

    Impacts de l’IA

    En parallèle, la communauté de l’intelligence artificielle a également commencé à s’intéresser aux impacts environnementaux de certaines de ses méthodes. Des chercheurs et chercheuses en traitement automatique des langues ont calculé que l’apprentissage d’un modèle peut représenter l’équivalent des émissions GES de plus de 300 vols New York/San Francisco (voir référence [6]).

    Ces impacts sont principalement exprimés en termes de consommation d’électricité et d’émissions de gaz à effet de serre associées pendant l’entraînement des modèles. Cela mène notamment à l’émergence de recherches autour de l’IA « frugale » et l’optimisation énergétique. Or, cette consommation d’électricité ne représente qu’une partie de l’ensemble des impacts environnementaux de ces méthodes. En effet, la fabrication des équipements nécessaires aux systèmes d’IA nécessite également de l’énergie, des métaux et de l’eau notamment. Par exemple, la fabrication des semi-conducteurs requiert une quantité d’eau purifiée très importante (9 milliards de litres d’eau pour Intel en 2015). Les industries doivent donc opérer une gestion minutieuse de l’eau, parfois en concurrence avec l’agriculture, notamment dans les zones sensibles à la sécheresse comme Taïwan. La fin de vie des équipements devrait également être prise en compte dans l’évaluation des impacts de l’IA.

    En plus de ces impacts dus au cycle de vie des équipements, appelés impacts directs, la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle affirme que « c’est au niveau de leurs effets indirects sur le secteur numérique mondial que les systèmes d’IA auront un impact majeur sur l’environnement », c’est-à-dire en amplifiant les impacts environnementaux du numérique ou d’autres secteurs. Ainsi, l’IA peut accélérer le rythme de renouvellement des équipements numériques pour permettre d’utiliser les dernières applications en intelligence artificielle ; les recommandations personnalisées par IA peuvent faire augmenter les trajets logistiques. Dans la même lignée, dans son rapport, Cédric Villani souligne : « Néanmoins c’est là un paradoxe bien connu de l’optimisation : en permettant des gains énergétiques, de nouvelles possibilités de consommation, l’IA peut entraîner de nombreux effets rebonds (…). Ainsi, l’IA peut nous éviter de repenser nos modes de croissance, de consommation et de mesure des richesses produites, et nous amener à consommer tout autant, voire plus qu’auparavant. »

    Comment mesurer les impacts ?

    L’ACV (Analyse de cycle de vie) est une méthodologie largement reconnue pour l’évaluation des impacts environnementaux, avec des normes ISO (ISO 14040 et 14044) et une norme méthodologique spécifique pour les technologies de l’information et de la communication. Elle quantifie de multiples critères environnementaux et couvre les différentes phases du cycle de vie d’un système :
    – Extraction des matières premières, qui englobe notamment tous les processus industriels impliqués dans la transformation du minerai en métaux ;

    – Fabrication, qui comprend les processus permettant de produire l’équipement à partir de la matière première ;

    – Transport, qui comprend tous les processus de transport impliqués, y compris la distribution des produits ;

    Utilisation, qui comprend principalement la consommation d’énergie de l’équipement pendant son utilisation ;

    – et Fin de vie, qui fait référence aux processus de démantèlement, de recyclage et/ou d’élimination de l’équipement.

    Pour simplifier, les trois premières phases peuvent être regroupées en une seule correspondant à la production (voir figure 1 ci-dessous).

    Pour chaque phase du cycle de vie, l’objectif de l’ACV sera de quantifier les impacts environnementaux selon différents critères : empreinte carbone, épuisement des ressources, utilisation d’eau…

    Bénéfices nets d’un service d’IA pour l’environnement

    Quand une méthode utilisant de l’IA est proposée en remplacement d’un autre service, il paraît pertinent d’évaluer ses bénéfices environnementaux nets. Cela est particulièrement vrai quand l’application est de nature environnementale. Pour ce faire, les impacts directs comme indirects doivent être pris en considération.

    Considérons une application d’optimisation de la consommation d’énergie dans un bâtiment, qui détecte l’occupation ou le comportement. Pour calculer ses bénéfices nets en termes de consommation d’énergie ou d’empreinte carbone, il faudra prendre en compte :

    + la réduction de consommation due à l’application ;

    − les impacts négatifs engendrés : l’empreinte carbone de production, utilisation et fin de vie des équipements mobilisés par l’application à la fois pour l’entraînement et l’inférence des modèles (voire d’autres étapes comme l’acquisition potentielle des données via des détecteurs de mouvement) ;

    +/– d’éventuels changements de comportement des utilisateurs (comme des effets rebonds : par exemple, si leur facture énergétique baisse, peut-être se permettront-ils de changer la température de consigne ou de consommer plus d’électricité ?).

    Il faudrait également calculer les impacts positifs et négatifs sur d’autres critères environnementaux, par exemple sur l’épuisement des ressources minérales ou la consommation d’eau. La méthodologie de l’ACV peut être utilisée pour quantifier une partie de ces impacts. Les impacts environnementaux nets directs peuvent alors être obtenus de la façon suivante :

    \( \Delta (M_2|M_1) =\) ACV (\(M_2) − \) ACV (\(M_1) \in \mathbb{R}^d\) (1)

    avec :

    • \(M_1\) l’application de référence sans le service d’IA,
    • \(M_2\) l’application incluant de l’IA,
    • ACV(\(x\)) une quantification des \(d\) types d’impacts environnementaux (e.g., émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau, etc.).

    Des chercheurs ont appliqué cette méthodologie pour analyser sept solutions proposées dans le cadre du développement de la « ville intelligente » à Copenhague, et les évaluer par rapport à quatre catégories d’impacts environnementaux (voir référence [1]). Parmi ces solutions, seule la smart grid (le réseau électrique intelligent) a montré une réduction significative des impacts environnementaux à l’échelle de la ville, d’environ 10 % en ce qui concerne le changement climatique. D’après l’étude, les fenêtres intelligentes induiraient même une augmentation importantes des impacts, jusqu’à 75 % pour le changement climatique. Les cinq autres solutions étudiées par les chercheurs n’ont pas montré d’effets significatifs sur les impacts.

    Figure 1 : Étapes impliquées dans la réalisation d’un service d’IA et cycle de vie de chaque équipementi utilisé. Dans le premier schéma, les cadres colorés correspondent à des étapes d’un service d’IA, et les flèches en pointillé à des transferts de données. Les flèches pleines relient chaque phase aux équipements nécessaires pour cette phase, et dont le cycle de vie est mentionné dans le second schéma. Dans le second schéma, les cadres colorés correspondent à des processus unitaires, les flèches noires aux flux économiques (en gras : matière, en pointillé : énergie) et les flèches rouges aux flux environnementaux.

    Mise en discussion des ambitions de l’IA

    Dans notre publication originale (référence [4]), nous avons analysé des articles proposant des services d’IA (cités dans la référence [5]) pour contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. Et nous avons observé que ces études ne proposaient pas une analyse des bénéfices nets, se concentrant uniquement sur une petite partie des impacts environnementaux directs.

    L’analyse du cycle de vie est pourtant une méthodologie solide qui permet d’évaluer non seulement le potentiel de réchauffement climatique, mais aussi d’autres impacts environnementaux directs. Elle présente cependant plusieurs limites en raison de la complexité des processus impliqués dans la production des matériaux. Il s’avère également difficile d’obtenir toutes les informations permettant d’attribuer des valeurs fiables à chaque étape de l’inventaire du cycle de vie. Par exemple, il existe très peu d’informations sur les impacts de la fabrication des GPU (pollution des sols, épuisement des ressources minérales et énergétiques, empreinte carbone, consommation d’eau, etc.), que ce soit auprès des fabricants ou dans les bases de données ACV. Résoudre ce problème ne peut passer que par un lobbying conjoint des académiques, citoyennes et citoyens et politiques pour encourager les entreprises à ouvrir leurs données.

    Pour évaluer les bénéfices environnementaux d’une solution d’IA, il est nécessaire de faire une ACV comparative entre la solution d’IA et la solution que cette dernière est censée remplacer. Les ACV comparatives présentent des enjeux spécifiques en matière de qualité des données, de cohérence en ce qui concerne les hypothèses et les méthodologies de calcul, ou encore de gestion des incertitudes. De plus, même lorsque une ACV correctement menée conclut qu’une solution d’IA est bénéfique pour l’environnement, un tel résultat doit être considéré avec prudence.

    Les bénéfices environnementaux calculés par la méthodologie basée sur l’ACV proposée dans « Unraveling the Hidden Environmental Impacts of AI Solutions for Environment Life Cycle Assessment of AI Solutions » [4] sont une première étape, mais ils correspondent à une vision technique et simpliste des problèmes environnementaux : ils supposent que l’IA améliorera ou remplacera les applications existantes, toutes choses étant égales par ailleurs. L’ambition de résoudre les problèmes sociétaux à l’aide de l’IA est louable, mais elle devrait s’accompagner de préoccupations sociotechniques et d’une évaluation des éventuels effets sur les autres secteurs d’activité et sur le fonctionnement de la société, pour ne pas tomber dans un optimisme technologique potentiellement contre-productif (référence [3]). Par exemple, l’agriculture de précision qui promet une réduction de la quantité d’eau, des maladies, et un meilleur rendement, peut entraîner d’autres effets comme la perte de compétence (savoir-faire) et la dépendance à la technologie. De même, les véhicules autonomes permettraient une réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce à l’écoconduite, la circulation de véhicules en peloton (ou platooning en anglais), le partage de véhicule, ou encore l’optimisation du trafic. D’un autre côté, ils pourraient au contraire engendrer une augmentation des émissions avec des véhicules circulant à vide et à la recherche de parking, l’étalement urbain engendré par l’augmentation des distances domicile-travail acceptables, le renforcement du « système voiture » au détriment des transports en commun, etc. 

    Cet article est une version résumée de l’article [4] cité en référence bibliographique. Pour plus d’informations, nous renvoyons vers la lecture de cet article.

    [1] K. L. Ipsen, R. K. Zimmermann, P. S. Nielsen, and M. Birkved. Environmental assessment of Smart City Solutions using a coupled urban metabolism—life cycle impact assessment approach. The International Journal of Life Cycle Assessment, 24(7) :1239–1253, July 2019.

    [2] ITU-T. Methodology for environmental life cycle assessments of information and communication technology goods, networks and services. Technical report, ITU-T, 2014. 5

    [3] W. F. Lamb, G. Mattioli, S. Levi, J. T. Roberts, S. Capstick, F. Creutzig, J. C. Minx, F. Müller-Hansen, T. Culhane, J. K. Steinberger, and et al. Discourses of climate delay. Global Sustainability, 3 :e17, 2020.

    [4] A.-L. Ligozat, J. Lefèvre, A. Bugeau, and J. Combaz. Unraveling the Hidden Environmental Impacts of AI Solutions for Environment Life Cycle Assessment of AI Solutions. Sustainability, 14 :5172, Apr. 2022.

    [5] D. Rolnick, P. L. Donti, L. H. Kaack, K. Kochanski, A. Lacoste, K. Sankaran, A. S. Ross, N. Milojevic-Dupont, N. Jaques, A. Waldman-Brown, A. Luccioni, T. Maharaj, E. D. Sherwin, S. K. Mukkavilli, K. P. Kording, C. Gomes, A. Y. Ng, D. Hassabis, J. C. Platt, F. Creutzig, J. Chayes, and Y. Bengio. Tackling Climate Change with Machine Learning. arXiv :1906.05433, Nov. 2019.

    [6] E. Strubell, A. Ganesh, and A. McCallum. Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP. arXiv :1906.02243, June 2019. 

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    Anne-Laure Ligozat

    Maîtresse de conférences en informatique au Laboratoire Interdisciplinaire des Sciences du Numérique (LISN) et à l'ENSIIE, membre du groupement de service EcoInfo.

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    Julien Lefèvre

    Maître de conférences en informatique à Aix-Marseille Université (AMU), chercheur à l'institut de Neurosciences de la Timone et membre du groupement de service EcoInfo.

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    Aurélie Bugeau

    Professeure en informatique à l'université de Bordeaux, chercheuse au laboratoire bordelais de recherche en informatique (LaBRI), membre Junior de l'IUF et membre du groupement de service EcoInfo.

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    Jacques Combaz

    Ingénieur de recherche CNRS au laboratoire VERIMAG et membre de groupement de service EcoInfo.

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