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Modélisation numérique de la guitare acoustique © INRIA / Projet ONDES
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    Pour faire évoluer la guitare, des simulations numériques dévoilent le champ sonore à l'intérieur et autour de l’instrument. Comment fabriquer une bonne guitare ?

    Les éléments d’une guitare classique

    Source : Pierre-Étienne Nataf / Wikipédia

    Une corde vibre selon des harmonies naturelles, mais le son qu’elle émet est à peine audible. Pourquoi ? Car le diamètre de la corde est trop petit pour rayonner dans l’air. Le rôle de la guitare est d’amplifier ce son à l’aide d’un mécanisme acoustique. Les cordes de la guitare sont fixées d’un côté au manche et de l’autre au chevalet, lui-même collé sur la table d’harmonie, fine plaque de bois. Les vibrations de la corde sont transmises à la table d’harmonie, laquelle rayonne efficacement dans l’air grâce à sa large surface. Mais le son émis de part et d’autre de la table s’annule pour les grandes longueurs d’onde, à moins qu’on ne l’enferme dans une cavité. Pour renforcer la puissance dans les graves, on perce dans la table d’harmonie un trou, appelé rose (ou rosace), ce qui crée de nombreuses résonances à l’intérieur de la caisse, dont la plus grave est la fréquence de résonance de Helmholtz. C’est cette fréquence que l’on entend quand on souffle dans une bouteille vide. Ce même principe est utilisé pour construire les enceintes bass reflex. Au XVIe siècle, la vihuela espagnole, ancêtre de la guitare classique, possédait déjà ces caractéristiques.

    résonateur de Helmholtz

    Un résonateur de Helmholtz

    Lequel d’entre nous n’a jamais soufflé dans l’ouverture d’une bouteille en essayant d’en faire sortir un son ? Bien entendu, si vous placez correctement vos lèvres (à la manière d’un flûtiste) de telle sorte que le flux d’air attaque correctement le biseau de l’autre côté du goulot, vous finirez par y arriver, avec un peu de pratique. Mais avez-vous remarqué que le son produit devient plus aigu si le volume d’air dans la bouteille diminue (par exemple, si on y verse de l’eau) ? Entendez-vous le son devenir plus grave lorsque la longueur du col augmente (en rajoutant un cylindre de carton) ou quand la surface du trou diminue (en l’obstruant partiellement avec un bouchon percé) ?

    Ces phénomènes sont le résultat d’une résonance que l’on nomme « résonance de Helmholtz ». Une bouteille de bière, ou une caisse de guitare, sont le siège d’une telle résonance. Celle-ci vient s’ajouter aux autres « résonances de cavités » également observées dans de tels systèmes. La fréquence correspondante, ou « fréquence de Helmholtz » est toujours plus basse que les autres résonances de cavité.

    Un « résonateur » de Helmholtz est un dispositif dont la géométrie est susceptible de donner lieu à la résonance du même nom. Il doit, pour cela, comporter une partie étroite de section moyenne S et de longueur L débouchant sur un volume clos V. L’air compris dans la partie étroite intervient alors essentiellement par son inertie, tandis que le volume d’air clos agit par son élasticité (ou sa raideur). En général, il suffit de prendre une pompe à vélo et d’en boucher l’extrémité pour se rendre compte que lorsqu’on essaie alors de pomper, le volume d’air clos agit bien comme un ressort élastique. En mécanique comme en acoustique, les phénomènes de résonance surviennent précisément quand on associe une inertie avec une raideur. On montre alors que la fréquence de résonance obtenue (en Hz) est égale à  :

    équation

    où c est la vitesse du son (340 m/s à température ambiante), S la surface de la section moyenne de l’ouverture (en m2), L la longueur de la partie étroite du goulot ou de la rose pour la guitare (en m) et V le volume de la cavité (en m3).

    Pour une guitare, les dimensions de l’ouverture de la rose et de la caisse sont telles que la fréquence de Helmholtz ainsi obtenue est de l’ordre de 100 Hz. Pour cet instrument (comme d’ailleurs pour d’autres instruments à cordes, par exemple les instruments à cordes frottées), la résonance de Helmholtz contribue utilement à étendre la capacité de l’instrument à rayonner de l’énergie acoustique dans les basses fréquences, ce qui est nécessaire pour que l’on puisse bien entendre les notes les plus graves.

    Lorsqu’on pince une corde de guitare, l’essentiel de l’énergie produite se dissipe au sein de la corde, et seule une faible partie est transmise jusqu’à nos oreilles. Pour obtenir une plus grande puissance sonore, il suffit d’agrandir le corps de la guitare et d’affiner la table d’harmonie, ce qui favorise sa mobilité. La masse des cordes augmente alors, induisant ainsi l’augmentation de leur tension, afin de conserver la même hauteur de note. Ces transformations fragilisant l’instrument, un système de barrage réalisé à l’aide de baguettes de bois dur collées sous la table de l’instrument a permis de garantir sa solidité. C’est au luthier espagnol Antonio de Torres (1817-1892) que l’on doit cette contribution majeure.

    Les luthiers cherchent en permanence à faire évoluer la guitare. Pour bien faire, une bonne connaissance du fonctionnement intime de l’instrument est nécessaire. Celle-ci repose principalement sur leur expérience personnelle et la transmission des savoir-faire techniques. La recherche scientifique contribue quant à elle à une meilleure compréhension de la physique de l’instrument.

    Un modèle physique de guitare

    Évolution du champ sonore dans l’air environnant la guitare juste après que le doigt a lâché la corde.
    On observe ici l’écart à la pression ambiante dans trois des plans de coupe passant par le centre de la guitare. La couleur bleue désigne une dépression de l’ordre de – 6 pascals, tandis que la rouge désigne une surpression de 6 pascals. En tirant sur le chevalet, la corde crée une dépression locale à l’intérieur de la caisse et une surpression au-dessus de la table. Ces fluctuations de pression rayonnent vers l’extérieur et se déplacent à l’intérieur de la caisse en se réfléchissant sur les éclisses et le fond en faisant vibrer la table et en s’échappant partiellement par la rose.
    Images : © INRIA / Projet ONDES et Arghyro Paouri

    Les mouvements de la table d’harmonie d’une guitare sont décomposés sur ses modes élémentaires de vibration. Il en existe une infinité. Ci-dessus les cinq premiers modes calculés par notre modèle. La couleur verte indique le niveau de la surface médiane, le rouge une surélévation (bosse) et le bleu un abaissement (creux).

    Nous avons élaboré un modèle pour décrire les phénomènes vibro-acoustiques mis en jeu lorsqu’on pince une corde de guitare. La corde est modélisée par une équation de corde vibrante, excitée par le pincer. Le mouvement de la table d’harmonie est décrit par l’équation de plaque mince dite de Kirchhoff-Love pour un matériau orthotrope – c’est-à-dire qui possède des veines comme le bois – et hétérogène (pour prendre en compte le barrage). Les pertes au sein de la corde et de la table sont prises en compte à l’aide de termes d’amortissement, de sorte que les hautes fréquences s’atténuent plus vite que les basses fréquences. Ce phénomène caractérise entre autres le timbre de l’instrument.

    En toute généralité, pour modéliser les petites vibrations qui se propagent au sein d’un solide, on a besoin de connaître le déplacement de chaque point du matériau dans les 3 directions de l’espace, par rapport à sa situation au repos. Les équations qui régissent ce champ de déplacement 3D pour un matériau élastique sont les équations de l’élasticité linéaire.

    Une plaque est un solide dont l’épaisseur est petite par rapport aux autres dimensions. A priori, il faudrait utiliser les équations 3D mentionnées ci-dessus pour décrire ses vibrations, mais compte tenu de la géométrie particulière d’un tel objet, il est naturel de chercher à restreindre le problème à une équation 2D écrite dans la surface moyenne de la plaque, permettant de réduire la taille du calcul. Il existe plusieurs modèles permettant cette réduction : l’un des plus connus est le modèle de Kirchhoff-Love (dit de plaque mince). Il repose sur deux hypothèses qui permettent d’approcher ce qui se passe dans l’épaisseur de la plaque. On suppose d’une part qu’un petit segment perpendiculaire à la surface moyenne au repos reste toujours un segment perpendiculaire à la surface médiane au cours des déformations.

    hypothèse des sections normales de Kirchhoff-Love

    L’hypothèse des sections normales de Kirchhoff-Love

    D’autre part, on suppose que le champ de contraintes (qui permet de représenter les forces internes mises en œuvre lorsqu’on déforme le matériau) est nul dans la direction perpendiculaire à la plaque. Ces hypothèses permettent d’obtenir un modèle 2D défini sur la surface moyenne. En outre, si on exerce des efforts uniquement dans la direction perpendiculaire à la plaque, le champ de déplacement est purement perpendiculaire – on dit que c’est un champ de flexion pure. On a ainsi réduit un problème comportant 3 inconnues définies dans un domaine de dimension 3 à un problème à une seule inconnue définie sur un domaine de dimension 2 ! Mais la contrepartie de cette réduction est que les équations obtenues sont plus compliquées à résoudre…

    Quant au champ sonore à l’intérieur et à l’extérieur de la cavité, il est décrit par les équations classiques de propagation du son en trois dimensions. Il reste à écrire de quelle manière la caisse interagit avec la corde et l’air. On suppose que la corde est en contact permanent avec la table au chevalet et qu’elle exerce sur cette dernière une force proportionnelle à sa tension. En outre, la table subit les efforts de pression de l’air environnant et transmet sa propre vitesse aux particules d’air immédiatement voisines. Le reste du corps de la guitare (fond, bord, manche) est supposé rigide, l’air étant immobile à la surface.

    La résolution numérique

    Déterminer la solution analytique de ce jeu complexe d’équations à l’aide d’un crayon et d’une feuille de papier, nous ne pouvons l’envisager ! Il nous faut mettre en œuvre une méthode numérique pour en calculer une approximation. Les équations décrivent les vibrations à chaque instant et en chaque point de l’instrument, donc en une infinité de points : le problème est continu. Un ordinateur ne pouvant traiter qu’un nombre fini de données, nous cherchons une approximation de la solution basée sur un nombre fini de valeurs : c’est la discrétisation du système continu. Pour approcher l’équation de corde, nous la découpons en un nombre fini de segments. La solution est alors calculée en chaque segment à des instants successifs séparés par une durée très courte appelée pas de temps (ici 20 microsecondes). De même, l’air est coupé en petits cubes. Comme pour la timbale (voir aussi Le son des timbales par A. Chaigne, P. Joly et L. Rhaouti), on limite le volume de calculs en supposant les parois parfaitement absorbantes. La guitare a en quelque sorte disparu de ce maillage en cubes : on appelle cette méthode les domaines fictifs. Pour calculer l’interaction entre l’air et la guitare, on introduit un maillage de la surface de la caisse, constitué de triangles aux sommets desquels la différence entre les pressions interne et externe est calculée. Les mouvements de la table sont quant à eux décomposés sur ses cinquante premiers modes de vibration (figure du haut). Cela nous ramène à cinquante équations dépendant du temps, solvables « à la main ».

    Le calcul le plus limitant est celui qui concerne l’air : il y a cent points sur la corde, 3 000 points pour calculer les modes de table et un million de points dans l’air. Calculer six secondes de son (300 000 pas de temps) nécessite deux heures de calcul sur un bon PC. Les simulations numériques obtenues à l’aide de ce modèle révèlent les vibrations de l’instrument au cours du temps lorsqu’on pince une de ses cordes et la pression dans l’air environnant la guitare (figure du bas). Suffisamment proche de la réalité, le modèle proposé simule un grand nombre de caractéristiques des guitares réelles, comme la puissance de l’instrument dans les différentes directions à une fréquence donnée (sa directivité), une donnée qui intéresse les preneurs de son. Le modèle informe en outre sur des phénomènes difficilement accessibles, tels le transfert d’énergie entre les diverses parties de l’instrument.

    Ce modèle procure ainsi une aide à la conception et à l’innovation. Il permet en effet de tester l’influence d’une modification structurelle de l’instrument, par exemple pour l’adapter à la morphologie des enfants, mais aussi des matériaux nouveaux. Cette seconde problématique deviendra d’ailleurs une question cruciale dans les années à venir, en raison de la disparition de certaines essences de bois exotiques traditionnellement utilisées en lutherie, quelques-unes sont déjà interdites d’exploitation.

    Pour en savoir plus sur le modèle de Kirchhoff-Love :

    • Thèse de Christophe Lambourg, en PostScript (1,1 Mo)
    • Annexe 1 de la thèse de Grégoire Derveaux, en PDF (8,1 Mo)

    Pour en savoir plus sur l’acoustique musicale et l’acoustique de la guitare :

    Documents en anglais :

    • Site web du groupe Speech, Music and Hearing de l’Université de Stockholm
    • Site web du groupe acoustique musicale de l’Université de Sidney
    • E. Bécache, A. Chaigne, G. Derveaux et P. Joly, Time-domain simulation of a guitar : model and method, in J. Acoust. Soc. Am., vol. 114, n° 6, pp. 3368-3383, 2003.
    • Neville Fletcher et Thomas Rossing, Physics of musical instruments, Springer 1998.

    Une première version de cet article est parue dans le dossier n°52 La modélisation informatique, exploration du réel de la revue Pour la Science, numéro de juillet/septembre 2006.

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    Antoine Chaigne

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