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    Des mathématiques pour améliorer sa performance sportive

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    Les mathématiques sont utiles pour résoudre des problèmes concrets ! Un exemple : vous voulez améliorer votre performance en course à pied. Quelle est la meilleure manière de procéder ? Écoutez la réponse de la chercheuse Amandine Aftalion dans cet épisode du podcast audio.

    Écoutez l'interview d'Amandine Aftalion

    Amandine Aftalion

    Qu’il s’agisse du 100 m ou du marathon, les coureurs expérimentés ont besoin de conseils avisés pour rendre leur course optimale en fonction de leur état physiologique.

    Comment optimiser son effort, gérer ses ressources et les contraintes pour réaliser le meilleur temps ? Comme nous l’explique Amandine Aftalion, les mathématiques sont une belle boîte à outils pour répondre à ce genre de problématique. Selon la chercheuse, en mesurant certains paramètres des coureurs, puis en modélisant leur course, il est possible de déterminer les facteurs qui entrent en jeu pour faire évoluer leur performance.

    De quels outils mathématiques s’agit-il ? Comment peut-on modéliser une course ? Quelles sont les applications concrètes de ces travaux ? Les difficultés rencontrées ? Une série de questions auxquelles répond Amandine Aftalion.

    Retranscription

    Joanna Jongwane pour Interstices : Chers auditeurs, bienvenue dans ce 73e épisode du podcast Interstices. Entre l’Euro et les Jeux Olympiques, l’été 2016 sera définitivement sportif. Le moment est donc opportun pour faire un point sur la pratique sportive et le rôle que peuvent jouer les mathématiques dans ce domaine. Pour en discuter, nous recevons Amandine Aftalion, directrice de recherche au CNRS, au sein du Laboratoire de mathématiques de Versailles.

    Interstices : Amandine Aftalion, bonjour.

    Amandine Aftalion : Bonjour.

    Interstices : Vous êtes mathématicienne, spécialisée dans les mathématiques appliquées à la modélisation des phénomènes physiques. À première vue, le monde des mathématiques et celui du sport semblent totalement déconnectés. Et pourtant, vous avez choisi de vous intéresser à cette thématique, pour quelle raison ?

    Amandine Aftalion : En fait, c’est un peu par hasard que je suis tombée sur un livre de physiologie, qui expliquait que toutes les fonctions pouvaient être approchées par des fonctions qu’on étudie en gros en terminale : x, x2, x3, xn, et 1/x, 1/x2, 1/xn… et les fonctions exponentielles. Et qu’à partir de là, on arrivait à récupérer toutes les fonctions dont on avait besoin en physiologie de l’exercice. Et en regardant un peu les articles, je me suis rendue compte que les méthodes mathématiques étaient simplistes, et avec ce qu’on connaissait aujourd’hui en mathématiques, on pouvait apporter beaucoup, puisque on n’a pas forcément besoin de résoudre les équations, ou de se ramener à une seule équation, mais on sait aujourd’hui traiter ce qu’on appelle les « problèmes couplés », c’est-à-dire où on a des fonctions inconnues qui sont dans des équations ensemble sans forcément découpler les équations. Moi je me suis toujours intéressée à la physique et, pour prendre une image de bricoleur, les mathématiques ont développé une belle boîte à outils ; et je suis assez curieuse d’utiliser cette boîte à outils performante pour essayer de l’appliquer à des domaines sur lesquels on ne les a pas toujours appliqués.

    Interstices : Alors, quels sont les enjeux ou objectifs de vos travaux pour la pratique de la course ?

    Amandine Aftalion : L’idée est justement d’être capable de prédire comment un individu doit courir une distance donnée : à quel moment on accélère, à quel moment on ralentit… Alors en général tout le monde est conscient que le départ d’une course se fait en accélérant, en accélérant le plus fort possible, et la vitesse augmente. Mais par contre, la question est « est-ce qu’on accélère tout le temps ? à quel moment on ne va plus pouvoir accélérer ? ou à quels moments on ralentit, on réaccélère ? » etc. Alors évidemment tout cela dépend de la distance, on va prendre comme premier exemple le 100 m. Quand on entend parler du record du monde du 100 m, on ne sait pas toujours qu’en fait les athlètes ne passent pas toujours la ligne d’arrivée en accélérant mais en ralentissant. Et même plus que cela : en fait, ils ralentissent dès 60 m, c’est-à-dire aux deux tiers de la course. Ca on peut le voir en regardant les temps de passage, donc tous les champions qui courent le 100m le courent tous de la même manière.

    Interstices : Alors pourquoi cette décélération ?

    Amandine Aftalion : Parce qu’ils ne peuvent pas mettre leur effort maximal sur 100m. Un champion bien entraîné a une force maximale très élevée, donc il va savoir pousser très fort en début de course, et cette force maximale il ne la tient pas sur 100m. En revanche, ce qui se met en place c’est la respiration sur les deux derniers tiers, et on peut prouver mathématiquement, et vraiment c’est un théorème, que la décroissance de vitesse est reliée à la croissance de la Vo2 (la Vo2 c’est le débit d’oxygène qu’on fait entrer dans les poumons) donc plus on a un débit d’oxygène élevé, et moins on baisse en vitesse. Plus on a un débit d’oxygène faible, c’est-à-dire plus on transforme lentement son oxygène en énergie, et plus la baisse de vitesse est importante. Sur le 100m c’est une observation, et de la même façon, toutes les courses jusqu’au 400m se courent après une accélération initiale en ralentissant. En revanche, les courses plus longues, à partir du 1500m, se courent en accélérant très fort au début, en se mettant à une vitesse de croisière pendant la course, et en réaccélérant, en sprintant, en fin de course. Ce sprint de fin de course n’apparaît qu’à partir du 800m, du 1500m, et il n’est pas vrai sur les distances plus courtes, on est en décélération en fin de course. Ca peut paraître surprenant, parfois les gens me disent « ah oui mais c’est parce qu’on part décalé, qu’il y a le virage, qu’il y a un effet psychologique… », non ce n’est pas du tout ça, c’est que la meilleure façon de gérer ses ressources c’est de courir de cette manière-là, et ça s’explique par le modèle et les équations.

    Interstices : Juste une remarque qui me vient en vous écoutant, c’est que finalement tout ça le sportif le fait de façon spontanée ?

    Amandine Aftalion : Voilà ce sont des choses que les gens qui savent courir font de façon spontanée, parce qu’ils sentent que leur corps doit faire comme ça, et c’est quelque chose qu’aujourd’hui et de façon tout à fait récente puisqu’il y a une partie – ce dont je vous ai parlé pour le 100m ce n’est pas encore publié – qui s’explique par le modèle et sur lequel on n’avait pas d’explications très convaincantes. Les biomécaniciens disaient « c’est à cause de la foulée », les physiologistes disaient « c’est parce qu’on essaie d’atteindre sa plus grande vitesse le plus vite possible »… donc chaque personne avait sa petite explication, d’une certaine manière c’est vrai, on cherche à atteindre sa vitesse la plus grande le plus vite possible, mais parce que c’est la meilleure façon de courir.

    Interstices : Concrètement, comment procédez-vous, quelles sont les méthodes ou outils mathématiques que vous utilisez ?

    Amandine Aftalion : Nous on parle de performance, c’est-à-dire de course optimale. On se fixe une distance à courir, 100m, 200m, 400m, 10km, le marathon, et on se pose la question « comment doit-on optimiser son effort, gérer ses ressources et ses contraintes pour faire le meilleur temps possible par rapport à son corps et sa physiologie ? À partir du moment où on parle d’optimisation en fait on a fait appel à la partie des mathématiques qui s’appelle le contrôle optimal, et on obtient un système d’équations. On a trois inconnues : la vitesse v, l’énergie E, qui est en fait l’énergie anaérobie, comment s’utilise le stock d’énergie qu’on a au départ, et F la force de propulsion ; avec ça on a deux équations et une question d’optimisation, et si on connaît quatre paramètres pour le coureur qui sont la force maximale de propulsion, puisque chacun a des limites physiologiques, qu’il ne peut pas pousser plus fort qu’une certaine force maximale, le stock d’énergie anaérobie qu’on appelle E0, la valeur de la VO2max c’est-à-dire le débit maximum qu’atteint l’individu pour transformer son oxygène en énergie, et enfin τ (tau) qui est un paramètre d’économie de course lié au temps dont on a besoin pour atteindre sa vitesse maximale – quand on met quelqu’un en sprint au début d’une course, tout le monde n’atteint pas sa vitesse maximale à la même vitesse ; donc ça nous fait quatre paramètres. Comment on fait ? En fait on a établi un protocole qui est, si on fait courir la personne sur un 80m et un 1500m, on mesure des temps de passage très réguliers, notre code numérique est capable d’identifier les paramètres qui reproduisent la course. Donc on a une stabilité de notre système par rapport à ces deux courses-là ; on pourrait imaginer d’autres protocoles, c’est pas forcément le seul, et avec ça on détermine les paramètres du coureur, et donc on a accès, quelle que soit la distance, sur quelle serait sa meilleure façon de courir.

    Interstices : Vous avez parlé de « code numérique » : de quoi s’agit-il exactement ?

    Amandine Aftalion : Le code qu’on utilise est un logiciel développé par une équipe Inria, le logiciel Bocop, libre de droit, libre d’accès, que chacun peut télécharger sur sa machine, et en mettant en place sur ce logiciel, qui est un logiciel de contrôle optimal, nos équations, on arrive à calculer à chaque instant la vitesse du coureur, l’énergie qu’il a dépensée, sa force de propulsion, et on a accès à toute la façon de courir du coureur.

    Interstices : Donc vous mettez au point des modèles mathématiques à partir des données de course que vous récoltez, quelles sont les applications envisagées de vos modèles ? Est-ce que par exemple les modèles que vous développez pourraient servir à d’autres pratiques sportives ?

    Amandine Aftalion : Pour ce qui est des autres pratiques sportives, nous n’y avons pas encore travaillé, mais en fait le modèle s’y prête. Puisque nous avons deux équations, l’équation d’énergie quji ne dépend pas du sport que l’on pratique, et l’équation fondamentale de la dynamique. Lui il dépend énormément du type de dynamique, donc nous on l’a fait sur le sport le plus simple qui est la course à pied, mais cette équation peut se caler sans souci sur tous les sports d’endurance. Alors on peut imaginer le patinage de vitesse ou le ski de fond, l’aviron, la natation, le vélo évidemment le cyclisme sur piste…. Donc il y a beaucoup de développements possibles sur lesquels nous n’avons pas encore travaillé mais qui sont très prometteurs à mon avis. L’autre point de votre question, je dirais pour ce qui est des applications, il y en a deux : une fois qu’on sait comment doit courir quelqu’un, on peut aussi avoir accès à quelle peut être l’amélioration de sa performance. Par exemple s’il sait qu’il va faire de la musculation,      et qu’il se dit je vais me muscler donc je vais améliorer ma force maximale, ou bien je vais faire un entraînement fractionné pour améliorer ma Vo2 (mon débit d’oxygène) : de quelle manière ça peut me permettre d’augmenter ma performance ? L’intérêt de notre modèle est qu’il permet de voir l’effet du changement des paramètres sur la performance.

    Interstices : Et quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confrontée dans le cadre de vos travaux ?

    Amandine Aftalion : Il y a eu plusieurs types de difficultés, la première c’est que ce n’est pas évident de récupérer les données des champions, les données de courses, parce que ce sont en général des choses assez confidentielles, et ce qui sert à l’un ne doit surtout pas servir à son concurrent. Donc chaque fois que j’ai eu affaire à des entraîneurs, il y a eu deux réticences : la première, c’est qu’ils ne souhaitent pas du tout qu’un modèle mathématique soit accessible pour tout le monde, puisque ça permettrait à tout le monde de doubler les autres, d’une certaine manière, donc ils préfèrent garder leurs secrets, et l’autre chose il y a une espèce de peur ou de réticence par rapport aux mathématiques dans le milieu sportif, que cela leur supprime leur poste, leur raison d’être, et donc une grande méfiance. Bon, il y a aussi le fait que les théories mathématiques que l’on utilise sont des théories qui sont complexes, c’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de physiologistes qui ont travaillé sur la physiologie de l’exercice depuis longtemps, mais arriver à voir cette simulation numérique de problèmes couplés et cette compréhension mathématique de la façon dont se fait la course, c’est quelque chose de totalement nouveau, et j’ai eu un peu l’impression à certains moments que j’étais en train de les lever de leur préhistoire numérique, et ça leur posait de grands soucis métaphysiques.  L’autre difficulté, qui est plus au niveau je dirais mathématique, est que l’application possible, qui serait un logiciel de course, est évidemment très loin de mes travaux de recherche, donc trouver des collaborateurs et convaincre mes collègues que l’application peut être intéressante, ça reste très éloigné, donc avec aujourd’hui Violaine Houvé qui est à Grenoble, on espère arriver à monter un projet à ce niveau-là pour avoir une application grand public à moyen terme.

    Interstices : Pour finir, quels sont les défis, scientifiques ou autres, à venir ?

    Amandine Aftalion : Il y a quelque chose sur lequel je réfléchis beaucoup c’est mettre plusieurs coureurs ensemble. Je crois beaucoup au fait que la psychologie peut être mise en équations. Là aussi, je me suis heurtée à des difficultés, parce que comme vous pouvez imaginer, les psychologues ne sont pas du tout d’accord, en particulier les psychologues qui travaillent avec les coureurs, sur le fait que la psychologie peut être mise en équations. Et pourtant, je pense que la motivation, dans une course, peut fournir une espèce d’énergie supplémentaire que je définirais comme énergie de motivation, qui permet de fournir un effort supplémentaire. Autre chose, quand vous courez à deux, si vous courez derrière quelqu’un, je pense que le fait de courir derrière quelqu’un va permettre de gagner à nouveau un peu d’énergie, parce qu’on ne réfléchit pas à sa stratégie. A partir du moment où on est derrière, c’est un peu comme si on s’accrochait, et on se laisse emmener ; certes il faut fournir l’effort pour avancer, mais il n’y a pas d’effort de calcul, d’estimation ; par contre il y a un effort à fournir au moment où on décide de doubler, là il faut fournir quelque chose, et de façon parallèle celui qui se fait doubler est en général scotché. Donc tout ça, nous sommes en train avec les physiciens, de réfléchir à comment le mettre en équations, parce qu’en fait ce sont des phénomènes qui sont toujours un peu les mêmes dans différentes modélisations, et ça c’est, à une échelle de deux ans, quelque chose auquel j’aimerais arriver. Donc l’autre défi c’est ce dont on a parlé, développer différents sports, et avoir une application qui est plus maniable que un calcul sur un PC actuellement.

    Interstices : Amandine Aftalion, merci d’avoir accepté cet entretien.

    Amandine Aftalion : Merci.

    Interstices : Chers auditeurs, à la prochaine, et n’oubliez pas les sciences du numérique sur Interstices.

     

     

     

     

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    Amandine Aftalion

    Directrice de recherche CNRS, au sein du laboratoire de mathématiques de Versailles (LMV).

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    Joanna Jongwane

    Rédactrice en chef d'Interstices, Direction de la communication d'Inria

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