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    La stratégie de l’araignée

    Médecine & Sciences du vivant
    Intelligence artificielle
    Le règne animal offre maints exemples de sociétés capables de réaliser des prouesses par simple coopération entre des centaines voire des milliers d'individus : les fourmis, les termites, ou encore les araignées sociales. Ces dernières et leurs superbes toiles ont inspiré des chercheurs en informatique, avides eux aussi de prouesses... mais sur ordinateur.

    Quelle est cette soudaine fascination d’un groupe d’informaticiens pour les araignées sociales ? Pourquoi cette curiosité pour l’une de ces espèces d’arachnides, au nom savant de Anelosimus Eximius ?

    Le hasard d’une rencontre, sans aucun doute, entre une équipe nancéenne et le biologiste Bertrand Kraft.

    Vincent Chevrier enseigne à l’ESSTIN (École supérieure des sciences et technologies de l’ingénieur de Nancy) de l’université Henri Poincaré (Nancy 1). Il mène des recherches sur les systèmes multi-agents au sein de l’équipe MAIA, au Loria.

    Deux autres chercheurs du Loria ont contribué à ce travail : Christine Bourjot, maître de conférences à l’université Nancy 2, et Vincent Thomas, doctorant (thèse codirigée par Vincent Chevrier et Christine Bourjot).

    Bertrand Kraft est aujourd’hui professeur émérite à l’université Henri Poincaré (Nancy 1) en biologie du comportement. Il a dirigé le laboratoire de biologie et de physiologie du comportement.

    Mais surtout, l’observation de leurs toiles, prodiges d’artisanat, et fruits d’une coopération subtile entre individus réalisant chacun des tâches élémentaires. Puisque la nature offre de tels exemples de résolution collective de problèmes, la construction de toiles chez les araignées, pourquoi ne pas s’en inspirer ? Les informaticiens s’intéressent en effet à la conception de systèmes artificiels (logiciels, robots…), dits multi-agents, dont l’aptitude à effectuer des tâches complexes provient de la coopération entre « agents » très simples. Quant au biologiste, il trouve aussi son compte dans l’histoire. Le modèle informatique lui fournira un outil efficace pour tester des hypothèses sur ses araignées.

    Du vivant à l’artificiel

    L’idée d’utiliser le modèle animal ne date pas d’hier, pas plus en informatique qu’ailleurs. Un exemple parmi d’autres, celui des fourmis, qui a donné naissance au domaine de recherche sur l’intelligence en essaim. La mise à profit d’un mécanisme d’interaction entre fourmis a en particulier trouvé des applications dans le domaine de l’optimisation.

    C’est à l’Italien Marco Dorigo, de l’Université libre de Bruxelles, que l’on doit l’un des tout premiers algorithmes s’inspirant du comportement d’une colonie de fourmis. Cet algorithme a été appliqué au fameux problème du voyageur de commerce : quel est le chemin le plus court entre n villes qui passe une seule fois par chaque ville ? D’autres applications concernent les réseaux de communication, comme le routage d’informations dans un réseau par exemple. Les performances de ce type d’algorithmes sont comparables à celles d’approches plus conventionnelles.

    Mais les sociétés d’insectes n’ont pas le monopole des phénomènes collectifs. Si les araignées vivant sous nos latitudes construisent leurs toiles seules, une quinzaine d’espèces sociales existent de par le monde.

    Les araignées sociales de l'espèce Anelosimus Eximius

    Les araignées sociales de l’espèce Anelosimus Eximius.
    En Guyane, les araignées sociales de l’espèce Anelosimus Eximius sont capables de construire des toiles gigantesques. Leur volume peut en effet dépasser 100 m3. Ce travail collectif est le fruit de comportements individuels très simples, essentiellement guidés par la présence ou non de fils de soie (Cliché Bertrand Kraft).

    L’espèce Anelosimus Eximius, localisée en Guyane française, est capable de réaliser des tâches collectives spectaculaires. Ces petites bêtes de 5 millimètres de long seulement bâtissent des toiles qui dépassent 100 m3.

    Pour voir à Paris une toile construite par les araignées de cette espèce, rendez-vous au Palais de la découverte.

    Pour s’inspirer de la construction collective, il fallait d’abord comprendre ce phénomène. Le premier travail a donc consisté à modéliser, avec les biologistes, les comportements des araignées lors de la construction d’une toile. Il fallait ensuite transposer ces mécanismes pour concevoir un système multi-agents destiné à exécuter une tâche complexe.

    L’ordinateur tisse sa toile

    Une toile d'Anelosimus Eximius

    Une toile d’Anelosimus Eximius.
    Ci-dessus une toile d’Anelosimus Eximius, araignées sociales vivant en Guyane. Les toiles d’araignées ont toutes une forme de hamac, qu’elles soient tissées par des araignées solitaires ou par des araignées sociales (Cliché Bertrand Kraft).

    Les hypothèses des biologistes ont bien sûr été prises en compte. L’une concerne le rôle stigmergique de la soie, c’est-à-dire son effet attractif sur les araignées. La seconde a trait aux caractéristiques comportementales des différentes espèces. Selon cette dernière, les sociales ne différeraient guère de leurs consœurs solitaires, hormis par leur tolérance mutuelle. De fait, oeuvres collectives ou pas, ces toiles non géométriques se ressemblent. Elles ont la forme d’un « hamac » surmonté d’un réseau tridimensionnel de fils soyeux.

    Pour tester ces hypothèses, impossible de mettre ensemble plusieurs araignées solitaires : elles se dévoreraient. D’où l’intérêt de la simulation informatique.

    Les modèles multi-agents offrent un moyen de simuler des phénomènes collectifs. Ils permettent de mettre en relation des causes et des effets définis à des niveaux différents. Au niveau local sont exprimés les comportements des individus. Au niveau global, c’est le comportement de la société qui est observé. Ces modèles s’appuient sur une représentation de l’environnement (ici la végétation) des agents (les araignées), la définition de leurs comportements, et leurs modes d’interaction. Pour concevoir les comportements de nos agents, les araignées solitaires ont donc été la source d’inspiration. Ces comportements sont au nombre de deux, la pose de fils de soie et le déplacement.

    Le modèle face à la réalité

    Dans le modèle, chaque simulation est principalement décrite par le nombre d’agents y participant, et par l’attraction pour la soie. Il est apparu que si cette dernière est nulle, il n’y a pas de construction de toile. Si elle est trop forte, il y a juxtaposition de toiles individuelles. Mais pour une attraction moyenne, la construction collective a effectivement lieu.

    Ces trois images visualisent les résultats du modèle multi-agents avec trois araignées et pour trois paramétrages différents de l'attraction par la soie.

    Ces trois images visualisent les résultats du modèle multi-agents avec trois araignées et pour trois paramétrages différents de l’attraction par la soie.

    • Sur la figure 1, l’attraction est nulle : les « fils de soie » emplissent l’espace de manière relativement aléatoire sans construction d’une toile cohérente.
    • Sur la figure 2, associée à une valeur moyenne de l’attraction, la construction d’une toile a effectivement lieu.
    • Sur la figure 3, la valeur de l’attraction est trop élevée : on observe plusieurs toiles individuelles.

    Au plan biologique, cela confirme donc la validité des hypothèses émises par les biologistes, c’est-à-dire l’effet stigmergique de la soie et la similitude de comportement entre araignées solitaires et sociales. Nous vous proposons une applet Java pour expérimenter ces simulations.

    Pour accéder à l’applet Java, autorisez les applets du domaine https://interstices.info. Si votre navigateur n’accepte plus le plug-in Java, mais que Java est installé sur votre ordinateur, vous pouvez télécharger le fichier JNLP, enregistrez-le avant de l’ouvrir avec Java Web Start.

    Au départ, on dispose d’un ensemble de piquets régulièrement espacés dans un périmètre que l’on définit.
    On introduit des araignées dans cet espace et on observe la façon dont elles tirent des fils entre ces piquets, pour constituer – ou non – une ou plusieurs toiles.

    La simulation se fonde sur les hypothèses suivantes :
    a) la construction collective peut s’obtenir à partir d’un comportement de construction d’une araignée solitaire, dès lors que les araignées s’ignorent les unes les autres ;
    b) les fils de soie jouent un rôle stigmergique durant la construction.

    Vous pouvez tester ces hypothèses en faisant varier le nombre d’araignées (hyp. a) et le coefficient d’attraction pour la soie (hyp. b). Par exemple, si on a choisi une ou plusieurs araignées non attirées par la soie, cela ne permet pas la construction d’une toile (tout l’espace disponible – défini par le paramètre taille du monde – est occupé) ; si on a choisi une ou plusieurs araignées moyennement attirées par la soie, cela permet la construction d’une toile ; enfin, le choix de plusieurs araignées très fortement attirées par la soie conduit à la construction de plusieurs toiles.

    Pour lancer une expérience, choisissez les paramètres (nombre d’araignées, taille du monde et coefficient d’attraction) puis cliquez sur « Commencer » pour une exécution en continu ou « Pas suivant » pour une exécution pas à pas. Au bout d’un certain temps, on arrête arbitrairement le processus, et la surface couverte (exprimée en pourcentage de piquets tissés) est indiquée. Avant de lancer une nouvelle expérience, cliquez sur « Effacer ».

    Au-delà, comment transposer cette démarche à la résolution collective de problèmes ? Une telle transposition consiste en fait à conserver les mécanismes d’organisation de la société, mais à les faire fonctionner dans un autre environnement, voire à ajouter de nouveaux comportements, pour plus d’efficacité. Cela a été tenté pour la détection de régions de même niveau de gris dans des images. Le choix de cette problématique permettait en effet de visualiser rapidement le succès ou l’échec de la démarche.

    Détection des régions

    Détection des régions.
    À partir d’une photo noir et blanc, détection des régions de même niveau de gris de cette photo.

    Pour comprendre le fonctionnement du modèle, il faut imaginer une grille plane en forme de damier. À chaque case de cette grille est affecté un niveau de gris particulier. Au départ, les araignées sont placées sur certaines cases, chacune étant donc associée à un niveau de gris donné. Le comportement des araignées est alors régi par une règle de déplacement et une règle de pose de fil. Le déplacement vers une autre case obéit à une loi de nature probabiliste, et la pose ou non-pose de fil également. La pose d’un fil est d’autant plus probable que la case sur laquelle se situe l’araignée est d’un niveau de gris proche de celui de sa case de départ. Sur ces clichés, on peut observer les performances du modèle. Au départ, on place les « araignées » en différents points d’une photo noir et blanc (image en niveau de gris). L’image de droite visualise en fausses couleurs le résultat. Chaque couleur symbolise un niveau de gris différent. Les différentes toiles coïncident avec des régions homogènes de l’image de départ.

    Le but du jeu est alors de regrouper les pixels contigus selon leur niveau de gris. Au départ, on positionne chacun des agents dans l’image (leur nouvel environnement), chaque groupe d’agents étant affecté à un niveau de gris. Puis on laisse les agents se déplacer dans l’image (tisser leur toile), après en avoir défini les comportements. À l’attraction par la soie s’ajoute l’attraction par les niveaux de gris respectifs. Au terme de la simulation, des régions de même niveau de gris ont bien été détectées.

    Vers une nouvelle technique de résolution collective de problèmes

    En termes de traitement d’images, cette nouvelle approche reste bien sûr limitée. Il est difficile, à ce stade, de rivaliser avec les techniques déjà bien éprouvées. Mais la question n’était pas tant de concurrencer d’autres techniques que de valider une démarche. Ce travail a montré que les insectes sociaux n’étaient pas les seules espèces à pouvoir inspirer les techniques de résolution collective de problèmes. Les informaticiens envisagent désormais d’autres applications, toutes plus ou moins liées à l’objectif d’agréger des données, ou de les classer en catégories.

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    Vincent Chevrier

    Maître de conférences à l'université Henri Poincaré, chercheur dans l'équipe MAIA.
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    Dominique Chouchan

    Journaliste scientifique.
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