Prendre en compte l’utilisateur
Ce refrain régulièrement entendu alerte sur la grande diversité des caractéristiques individuelles, sur les difficultés d’accessibilité liées aux handicaps moteurs ou physiologiques, sur des besoins disparates, sur la variété de situations d’usages qui doivent être considérées pour que ceux qui utilisent ces dispositifs soient de véritables « usagers » et ne deviennent pas des « usagés », usés par des dialogues interactifs trop laborieux, des besoins non satisfaits et des attentes déçues.
Quelques aspects de la prise en compte de l’utilisateur
Considérons de plus près notre diversité ! Nous sommes tous différents, il y a parmi nous des gros, des maigres, des petits, des grands… Lorsqu’on conçoit un objet du monde physique (une table, une chaise…), il est facile de comprendre qu’il faut tenir compte de ces différences individuelles pour assurer à tout le monde et à chacun un confort satisfaisant. Et d’ailleurs, lorsque le dimensionnement d’un objet n’est pas adéquat, on s’en rend compte tout de suite, sans trop savoir que l’origine du malaise que l’on ressent tient à ce que la table est trop haute, la chaise trop basse. Pour identifier les exigences à respecter permettant d’assurer ce confort pour tous, un nombre considérable de données anthropométriques ont été recueillies dans la population et des normes, des recommandations de dimensionnement ont été définies. Pour assurer le confort des interactions d’un utilisateur avec un dispositif technique, la démarche a été la même : la facilité d’utilisation et le confort d’usage de systèmes interactifs s’appuient sur un ensemble de travaux empiriques qui ont permis de définir les exigences à satisfaire pour assurer l’utilisabilité des interfaces Hommes-machines, c’est-à-dire leur facilité d’apprentissage et d’utilisation.
Un survol rapide de l’évolution des interfaces nous renseigne en filigrane sur ce qu’est la prise en compte de l’utilisateur.
Prendre en compte l’utilisateur, c’est d’abord réduire l’apprentissage qu’il doit réaliser pour accomplir les actions qu’il désire effectuer, c’est faire en sorte que la machine fasse l’effort de comprendre le langage de l’utilisateur et non l’inverse.
De la même façon que la communication naturelle entre individus peut être réalisée selon des canaux différents (communication verbale et non-verbale à travers les gestes, les postures, les expressions…), la communication entre un individu et une machine peut suivre des modalités différentes. Cette communication a été basée tout d’abord sur des langages de commandes, l’utilisateur devait apprendre à exprimer ses requêtes sous une forme compréhensible par le dispositif technique. Dans cette métaphore de communication, l’utilisateur demandait au dispositif technique de réaliser des opérations sur les objets du monde, il rendait explicites les ordres à exécuter dans un format que la machine comprenait. Il n’y avait pas ici de prise en compte de l’utilisateur, l’effort était de son côté ; l’apprentissage du langage était coûteux mais il permettait une richesse d’expression importante.
La manipulation « directe » au travers d’interfaces graphiques et matérialisée par l’apparition du Macintosh a constitué une véritable révolution non seulement parce que les objets du monde étaient représentés sur l’écran mais aussi parce qu’il devenait possible d’interagir directement avec eux : les sélectionner, les ouvrir, les déplacer dans un dossier, les mettre à la poubelle. Dans cette métaphore, l’utilisateur agit sur des entités qu’il reconnait et sur lesquelles il met en œuvre sans effort le savoir-faire qu’il utilise déjà dans le monde physique. Les interfaces tactiles ont constitué une nouvelle révolution en faisant l’économie d’un dispositif de commande intermédiaire : le contact direct sur les objets affichés devient tellement naturel que les jeunes enfants essaient spontanément d’agrandir les images des magazines papier. Dans les avancées les plus récentes, l’interface utilisateur disparaît et ce sont les données de géolocalisation de la personne, les mouvements effectués qui sont interprétés pour fournir des services adéquats. La palette des modalités d’interactions s’est ainsi considérablement enrichie au fil du temps, permettant aussi bien aux débutants d’accéder facilement aux ressources informatiques qu’aux experts de disposer de langages évolués à fortes capacités d’expression. En pratique, c’est en permettant l’usage combiné de ces différentes modalités que l’on peut offrir le plus grand confort d’utilisation, comme c’est par exemple le cas lorsque des raccourcis claviers permettent d’éviter de passer par des boîtes de dialogue.
Prendre en compte l’utilisateur, c’est s’intéresser à la dimension émotionnelle des interactions.
Dans les années 1980, la prise en compte de l’utilisateur se basait essentiellement sur la compréhension de la façon dont l’individu (« l’opérateur ») réalisait ses tâches. Les analyses du travail qui étaient effectuées servaient à structurer les interactions en identifiant quelles informations étaient requises ? à quel moment ? pour effectuer correctement chacune des tâches. Dans les années 1990, cette approche a évolué suite à la mise en évidence de lacunes concernant notamment la prise en compte des émotions. De ce fait, de nouvelles questions concernant « l’expérience utilisateur » sont venues compléter celles portant sur « l’utilisabilité ». La différence entre ces deux notions est bien illustrée par la comparaison des deux routes ci-dessous.
L’autoroute demande moins d’efforts, est moins source de difficultés et permet d’atteindre plus vite sa destination. Mais, à l’inverse de la route de montagne, elle est aussi moins agréable du fait de la monotonie des paysages et procure moins de sensations. Par ses efforts de standardisation, ses recommandations de conception dominées par un souci légitime de cohérence, l’ergonomie des interfaces Hommes-machines a permis de réduire considérablement les difficultés d’utilisation mais, à l’instar de ce qui se passe sur une autoroute, elle a aussi rendu les interactions peu excitantes et sans surprise. Depuis quelques années, on considère que le plaisir d’usage d’un dispositif interactif constitue une composante importante de son acceptabilité. De nouveaux principes de conception issus de l’expertise acquise dans les jeux vidéo et des travaux concernant l’addiction ont été proposés. Ainsi, la « ludification », c’est-à-dire la mise en œuvre de principes de jeu dans des situations qui ne sont pas ludiques, a fait apparaître dans des contextes professionnels des applications qui procurent à leurs utilisateurs une véritable expérience d’utilisation.
Prendre en compte l’utilisateur, c’est lui accorder un rôle central dans la conception et avoir une compréhension en profondeur de ses besoins et de ses attentes.
La place accordée aux utilisateurs dans les processus de conception a considérablement évolué au fil du temps, ce qui peut être résumé par quatre mots clés :
- « sans » : une conception de système interactif sans considération des utilisateurs se base sur une représentation idéalisée de leurs besoins et de leurs attentes, elle court le risque de rater sa cible et d’avoir une faible utilité ;
- « pour » : un intermédiaire (designer, ergonome) assure l’interface entre une équipe de conception et un groupe d’utilisateurs faisant partie de la cible. L’intermédiaire assure une médiation en faisant remonter besoins et attentes ;
- « avec » : dans cette approche, le rôle des utilisateurs est souvent limité à celui de testeur. En cours de conception, lorsque plusieurs options fonctionnelles sont envisagées, celles qui sont retenues par les concepteurs sont choisies en fonction des réactions des utilisateurs et un banc d’essai final valide ensuite le produit avant sa mise sur le marché ;
- « par » : l’attribution aux utilisateurs d’un rôle d’acteur les investit non seulement d’un pouvoir de décision mais ils deviennent également force de proposition au cours de la conception. Cette évolution a été facilitée par le développement des Living Labs. Ces structures visent à assurer le succès des innovations numériques en s’appuyant sur un fort engagement des utilisateurs dès les premières phases de création d’un nouveau produit.
Autrement dit, prendre en compte l’utilisateur ne peut pas se limiter à lui demander son avis pour savoir si le dispositif lui convient ou non. Dans la boîte à outils de l’ergonomie, les techniques de recueil classiques (questionnaires, entretiens, focus group…) ont été renforcées par le recours à de nouveaux outils (audio/vidéo, enregistrements des mouvements oculaires…) et par des approches ethnographiques facilitées par les nouvelles technologies (smartphones, écrans tactiles et objets connectés).
Prendre en compte l’utilisateur, c’est aussi prendre en compte les différences entre les individus.
Dans toutes les situations d’interaction, disposer d’une bonne connaissance de la cible améliore considérablement la qualité des dispositifs et facilite leur appropriation par les usagers. Dans les années 1980, la prise en compte des différences interindividuelles restait focalisée sur l’expertise des utilisateurs, la distinction simpliste novice/expert débouchant par exemple sur des interfaces « à deux vitesses » (écrans simplifiés manipulation directe pour les débutants et accès à la demande langage de commande pour les experts). Depuis cette époque, les dimensions prises en compte pour établir des profils différenciant des classes d’utilisateurs se sont enrichies et les techniques pour les élaborer se sont structurées. La modélisation des utilisateurs par des personas a constitué une avancée importante dans le domaine des interfaces hommes-machines. Il s’agit de modèles de classes d’utilisateurs (archétypes), élaborés à partir de recueils de données ethnographiques, qui permettent d’incarner la synthèse d’une collection de résultats d’études et de questionnaires.
Expression naturelle des commandes, dimension émotionnelle de l’interaction, rôle dans la conception, différences individuelles… les quelques pistes de prise en compte des utilisateurs évoquées ici ne suffisent pas à épuiser le sujet et l’on peut encore évoquer :
- la volonté d’enrichir les interactions Hommes-machines qui nécessite de comprendre en profondeur les processus de perception sensorielle du sujet humain. Après les travaux sur la spatialisation des sons, sur les retours d’efforts, sur la gestuelle, les développements récents concernent la téléolfaction avec des « nez artificiels » capables de reconnaître des odeurs et des diffuseurs permettant de sentir un parfum à la réception d’un message, les applications pouvant être trouvées dans les jeux vidéo, dans le web commercial ainsi qu’en aromathérapie ou en gérontologie ;
- l’importance de la dimension sociale et relationnelle des activités humaines. Elle se manifeste à travers une explosion des réseaux sociaux qui a modifié les pratiques d’évaluation (tests en ligne à grande échelle de versions d’une interface Homme-machine, définition de nouvelles métriques d’usage…). Outre les aspects quantitatifs, la composante émotionnelle des relations humaines est devenue dans certains domaines un enjeu important. C’est notamment le cas dans la robotique d’assistance où la reconnaissance automatique des émotions peut être basée sur les données fournies par des capteurs physiologiques, sur le traitement d’indices paralinguistiques de la parole, sur l’imagerie cérébrale et maintenant sur l’analyse des micromouvements de la face afin d’identifier sans équivoque à chaque instant quelle est l’expression dominante (joie, surprise, tristesse…) dans une situation d’interaction donnée. Déjà utilisées par le marketing pour évaluer l’impact des messages publicitaires, ces technologies ont une utilité sociale dans la robotique d’assistance dès lors qu’elles permettent aux robots anthropomorphes de manifester leur empathie vis-à-vis des patients.
Prendre en compte l’utilisateur, c’est aussi s’intéresser aux caractéristiques liées à l’âge et au handicap qui nécessitent des aménagements spécifiques, à la compréhension de la logique d’activité plus globale dans laquelle s’inscrit l’usage d’un dispositif, aux incitateurs qui peuvent être implémentés pour orienter les actions, influencer et conduire à des changements de comportements, comme c’est le cas dans les systèmes ludo-persuasifs…
Il y a ainsi derrière le simple mot « utilisateur » un véritable univers dont beaucoup reste encore à découvrir.
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