Regard sur « Le temps des algorithmes »
Le temps des algorithmes, Serge Abiteboul, Gilles Dowek, Le Pommier, Janvier 2017.
J’ai d’abord cru que Le temps des algorithmes était un livre fleuve, mais je me suis rendu compte que c’est plutôt une carte pour traverser les grandes questions du monde de l’informatique. Les auteurs, Serge Abiteboul et Gilles Dowek, sont des noms connus en informatique et en médiation, tant pour le blog Binaire que pour la rubrique Homo Sapiens Informaticus dans la revue Pour la science.
En lisant la table des matières, j’ai imaginé que j’allais trouver une synthèse des grands enjeux de l’informatique. On retrouve des questions aussi importantes que « qu’est-ce qu’un algorithme ? » (dont on trouve une réponse sur Interstices ici) ou « à quoi sert un algorithme ? », puis des questions plus philosophiques relatives aux implications de l’informatique dans l’organisation de la société, « en finir avec la propriété ? » ou « un algorithme peut-il être amoureux ? ». Ces exemples ne doivent pas laisser croire que tous les chapitres sont des questions auxquelles les auteurs apporteraient de manière professorale leurs réponses ! Pas du tout.
Il s’agit plutôt d’apporter des pistes de réflexion à propos de notre époque. Le titre m’est apparu un peu martial, en ce qu’il supposerait que nous vivons un temps particulier comme pourrait être le temps de la guerre. Ce sentiment a d’abord été renforcé par la table des matières qui présente une liste de thématiques traitées. Je l’ai abordé comme un plan pour muscler ma pensée et attaquer le problème. Erreur ! Il s’agit bien plus de décrire comment notre époque est modifiée par notre rapport à ces nouveaux objets que sont les algorithmes et l’informatique. Pour ma part, j’aurais une petite réserve, car je crois que notre rapport à l’informatique est à analyser à l’aune du rapport que l’homme entretient avec la technologie en général, pour cerner la nature complexe de cette relation. Mais cela mériterait plus de discussion.
Le travail présenté couvre un large spectre des grandes questions actuelles. Le livre peut apparaître comme non structuré, car il se présente comme une succession de chapitres sur des thèmes dont l’enchaînement a l’air de se faire dans la continuité de la pensée. À la lecture, on découvre quelques intermèdes, présentés comme des conversations avec un algorithme ou un robot, prétextes à relancer la lecture. Les auteurs s’adonnent à la personnification des algorithmes que j’avais déjà critiquée à propos de « À quoi rêvent les algorithmes ». À nouveau, une personnification des algorithmes permet, selon moi, de se dédouaner d’une réflexion sociétale en leur transférant partiellement une forme de responsabilité.
À la lecture, quatre moments apparaissent. Un premier sur les définitions. On y retrouve les questions classiques : qu’est-ce qu’un algorithme ? un calcul ? un ordinateur ? à quoi servent les algorithmes ?
Le second moment est moins conventionnel et finalement ouvre le véritable contenu de ce livre. Il s’agit d’interroger l’informatique dans sa relation au politique (au sens de ce qui fait l’organisation de la société). On y retrouve au cœur une problématique qui apparaît actuellement dans le discours politique concernant l’incidence de l’informatique et des algorithmes sur le travail, que ce soit dans la campagne présidentielle ou auprès du parlement européen. Cette question est vraiment délicate et il est très intéressant de voir des informaticiens en faire un objet de débat sans prendre position. Notons qu’en partant du travail, ils déploient leur réflexion et montrent la complexité de l’automatisation de la justice. Quelle est la nouvelle place que nous acceptons de donner aux algorithmes, y compris dans l’application des lois ? Rappelons que les algorithmes ne se trompent pas, contrairement à ce que d’aucuns prétendent.
Le troisième moment fait un focus sur de la relation des algorithmes avec les individus, en abordant par exemple la question des données personnelles et des données privées. Dans ces chapitres sur la responsabilité des algorithmes, les auteurs tentent d’ouvrir la réflexion. Ils exposent différents degrés d’implication, allant de la voiture sans chauffeur aux assistants personnels automatiques (qui possèdent paradoxalement plus d’informations sur nous que nous n’en possédons nous-mêmes !) et à la gestion de la bourse. Il m’apparaît qu’il faut se demander si les problèmes sont d’ordre technique ou moral. Comme la technique trouve globalement des solutions (pour les exemples dont il est question j’entends), la résolution serait plutôt morale. Dans ce cas, il faudrait revenir aux définitions philosophiques de morale, éthique et déontologie pour alimenter la discussion.
On trouve dans cette partie un chapitre sur les notions primordiales d’équité et de transparence des algorithmes. Il faut identifier une solution pour garantir un minimum de transparence dans ce que font ou produisent les algorithmes. Le but est de (re)construire une relation apaisée et de confiance avec les citoyens. Une grande infrastructure de veille, comme proposé dans le rapport « Modalités de régulation des algorithmes de traitement des contenus » qui vient d’être remis au ministère de l’économie, serait une bonne perspective.
Ces chapitres montrent que beaucoup d’algorithmes sont aujourd’hui basés sur des approches statistiques et fournissent donc des réponses probabilistes, avec souvent des incertitudes encadrées par des intervalles de confiance. C’est un changement de paradigme dans notre relation à l’informatique qui ouvre des pistes de réflexions.
Le quatrième et dernier moment revient sur le rapport des humains avec l’informatique. Un premier axe préconise une autonomie individuelle vis-à-vis de l’informatique et un apprentissage de l’informatique à l’école, au même titre que les autres matières. Les auteurs sont des promoteurs actifs des initiatives actuelles sur la question, comme 1,2,3…codez ou Class’code. Cet apprentissage serait à la base d’un processus de réconciliation.
Un autre axe revient sur les conséquences de l’hybridation avec l’informatique. Il s’agit par exemple de s’inspirer des conclusions des comités de bioéthique sur la question de l’humain augmenté, que ce soit physiologiquement par des prothèses ou par des dispositifs informatiques. Comment considérer un athlète handicapé doté de prothèses ? Comment considérer notre mémoire augmentée d’un disque dur ? Autant de questions qui montrent encore que la communauté des informaticiens a besoin d’une instance de réflexion sur l’éthique tandis que la société a besoin de la connaissance minimale de ce que sont les algorithmes et l’informatique.
Les auteurs finissent leur ouvrage par une remarque sur la nécessité de faire des choix. Dans la multitude de scénarios rendus possibles par l’informatique et les algorithmes, certains sont enthousiasmants, d’autres sont plus inquiétants. Aucun n’est à exclure, et même s’il est difficile de se positionner, il est nécessaire de se saisir de ces questions.
Ce qui me semble évident est que ce livre en appelle d’autres. Il a l’intérêt de couvrir un large domaine et de reprendre une multitude de questions soulevées par l’informatique, plus que les seuls algorithmes, à notre époque contemporaine. Si les auteurs ne nous délivrent aucune réponse préconçue, ils font œuvre salutaire en ouvrant des pistes de réflexion pour un débat public éclairé.
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Maxime Amblard
Maître de conférences à l'Université de Lorraine, chercheur en traitement automatique des langues au Loria, dans l'équipe Inria Sémagramme.