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    La vie artificielle comme banc d’essai pour l’évolution moléculaire

    Médecine & Sciences du vivant
    Environnement & Planète Modélisation & Simulation
    Grâce aux outils informatiques, les informaticiens peuvent aider les biologistes à retracer plus précisément l'histoire évolutive des espèces et ce, jusqu'à l'échelle moléculaire. Telle est l'ambition du projet de recherche Evoluthon porté par les chercheurs Eric Tannier et Vincent Daubin, qui nous racontent dans ce podcast audio les surprises que réservent parfois certaines découvertes.

    Écoutez l’interview de Vincent Daubin et Éric Tannier

    Retranscription

    Élodie Chabrol pour Interstices : Chers auditeurs et auditrices, bienvenue dans ce 104e épisode du podcast Interstices.

    Quand on regarde un arbre généalogique, on peut retracer l’histoire d’une famille. En agrandissant la famille aux autres espèces, animaux, plantes, bactéries, on peut retracer l’histoire de la vie elle-même.

    Aujourd’hui, les chercheurs utilisent des outils informatiques pour étudier l’évolution à l’échelle des molécules. Pour comprendre comment on étudie cette évolution moléculaire et comment on peut, à partir des molécules d’aujourd’hui, connaître des événements du passé ou les recréer artificiellement dans des ordinateurs, je reçois aujourd’hui Éric Tannier et Vincent Daubin.

    Éric, vous êtes chercheur au centre de recherche Inria Lyon et vous êtes le responsable du projet ANR Evoluthon. Bonjour Éric.

    Éric Tannier : Bonjour.

    Interstices : Vincent Daubin, vous êtes chercheur au CNRS, au laboratoire de biométrie et biologie évolutive, vous êtes partenaire de ce même projet ANR, c’est ça ?

    Vincent Daubin : C’est ça, bonjour.

    Interstices : Bonjour Vincent. Alors, ce projet utilise la vie artificielle pour étudier l’évolution moléculaire. Donc Vincent, déjà, qu’est-ce que l’évolution moléculaire ?

    Vincent Daubin : L’évolution moléculaire, c’est finalement la lentille à travers laquelle on regarde l’évolution depuis, disons, la moitié du 20e siècle, en fait, la première moitié.

    Interstices : Donc, l’évolution de Darwin.

    Vincent Daubin : L’évolution des espèces, exactement. Depuis qu’on sait regarder les molécules biologiques, qu’on sait les séquencer, par exemple l’ADN, c’est vraiment l’outil qui est devenu principal pour étudier la manière dont les espèces se diversifient.

    Interstices : C’est l’évolution mais à l’échelle de l’ADN.

    Vincent Daubin : À l’échelle de l’ADN, avec tout ce que ça implique, comme je disais la lentille avec laquelle on regarde, c’est-à-dire qu’il y a tout un tas de choses qu’on ne peut plus regarder quand on est vraiment centré sur ce matériel.

    Interstices : Quelle chose on ne peut pas voir par exemple ?

    Vincent Daubin : Par exemple tout ce qui constitue l’environnement d’un organisme, tout ce qui constitue son comportement ou même son fonctionnement en fait.

    Interstices : On va effectivement revenir sur cette idée de lentille, mais avant ça, Eric, est-ce que vous pouvez nous définir ce que c’est que la vie artificielle dans le cadre de ce projet ?

    Éric Tannier : Ça consiste à construire un modèle de l’évolution moléculaire. Et un modèle, c’est une version réduite. Un peu comme quand on fait des maquettes, il y a un rapport entre le modélisme et la modélisation, finalement, le modélisme consistant à faire des choses plus petites que ce qu’elles sont en réalité en enlevant une partie de la complexité des objets réels pour en saisir quand même quelque chose, un modèle réduit. Et la vie artificielle, c’est un modèle réduit de l’évolution, c’est-à-dire qu’on va réduire à certains mécanismes qu’on trouve essentiels l’évolution moléculaire et refaire surgir à partir de ces mécanismes simples, une certaine complexité et un certain inattendu, parce que c’est bien connu que quand on fait de la simulation, des mécanismes très simples peuvent donner quand même une grande complexité. Alors en faisant évoluer des génomes artificiels avec des mécanismes simples on observe ce que ça peut donner.

    Interstices : On est bien d’accord, quand vous parlez de modèle ou de maquette, ce n’est pas un modèle physique, c’est un modèle sur ordinateur.

    Éric Tannier : Voilà exactement, c’est un modèle mathématique qu’on code sur un ordinateur.

    Interstices : Ok, et vous rentrez certains paramètres qui vous permettent justement de modéliser, donc ça peut être quoi ces paramètres ?

    Éric Tannier : Ces paramètres sont très liés à la lentille avec laquelle on regarde le vivant, c’est-à-dire qu’on code un être vivant à partir de ses molécules. On détermine ce qui peut arriver au cours de l’évolution à cet organisme ou à ce génome, c’est-à-dire des mutations, de la variation et de la sélection. Vous parliez du modèle de Darwin, de l’évolution, c’est ça, c’est variation, sélection. En introduisant les mécanismes les plus simples, on regarde comment peut se créer de la complexité.

    Vincent Daubin : Dans ce modèle en particulier, ce qu’on va faire, c’est qu’on va permettre la formation d’un génome et ce génome va devoir remplir une fonction qui va déterminer sa capacité à se reproduire.

    Interstices : Et la fonction dont vous parlez c’est quoi par exemple ?

    Vincent Daubin : Donc la fonction c’est une fonction mathématique qui doit être remplie par le génome, le génome code pour une fonction. Donc ça c’est analogue à ce qui se passe dans le vivant, le génome code pour des fonctions et ensuite les organismes sont plus ou moins adaptés à leur environnement et ceux qui sont les mieux adaptés auront le plus de descendants. Donc là, le modèle vraiment essaie d’intégrer, de coder ces principes, d’avoir ces principes et c’est vraiment ça qui va faire qu’on a des organismes qui peuvent se diversifier, etc. Et donc ensuite, on essaie d’observer le résultat de générations et générations d’évolution de ces génomes.

    Interstices : Vous êtes biologiste Vincent, Eric, vous êtes plutôt sur le modèle mathématique informatique. Comment vous intégrez ces deux approches ?

    Éric Tannier : Justement, ce sont des approches qui jusqu’à présent étaient assez peu intégrées parce qu’elles servent à des choses différentes. L’évolution artificielle sert à faire surgir des mécanismes complexes à partir de mécanismes simples, tandis que l’évolution moléculaire est une entreprise de reconstruction d’événements du passé à partir des molécules actuelles. Et donc, c’est deux disciplines différentes avec deux objectifs différents, mais qui pourtant travaillent sur le même objet. Et puis ce qu’on a essayé dans ce projet, c’est de les articuler dans un but précis, qui est d’évaluer les méthodes de reconstruction de l’évolution moléculaire.

    Interstices : Vincent, vous avez quelque chose à ajouter ?

    Vincent Daubin : Oui, je dirais que la simulation, c’est un outil qu’on utilise en biologie, mais l’objectif en général est d’essayer de reproduire la complexité des données biologiques de manière à pouvoir les traiter. Et là, on est plus dans une approche où, en fait, on essaie de mettre à la base les principes élémentaires de ce qui devrait permettre de l’évolution, c’est-à-dire de la réplication des génomes et des mutations, et puis un filtre d’adaptation des organismes à leur milieu. Et ensuite, on va essayer de voir dans quelle mesure ces êtres vivants artificiels, on est capables de reconstruire leur histoire et de comprendre ce qui s’est passé au cours de leur descendance, de ce processus.

    Interstices : On a parlé vie artificielle, on a parlé évolution moléculaire. Quel est le but de ce projet Evoluthon, Éric ?

    Éric Tannier : Ce projet Evoluthon, ça part de la difficulté à savoir si les résultats de la reconstruction de l’évolution moléculaire sur l’histoire de la vie sont valides, parce qu’évidemment il n’existe pas de machine à remonter le temps pour vérifier que ces reconstructions sont valides, qu’on ne dit pas trop de bêtises. Et donc on utilise ces mondes construits, ces mondes artéfactuels construits par la vie artificielle, pour pouvoir remonter dans le temps, parce que dans ces mondes là, comme ils sont entièrement construits artificiellement, on peut faire ces voyages dans le temps pour aller vérifier les résultats qu’on prédit. Alors on peut le faire à condition que les équipes qui fabriquent les mondes artificiels soient différentes des équipes qui les utilisent et puis qu’elles ne se donnent pas toutes les informations. On ne doit pas a priori connaître les informations du passé pour le reconstruire, on doit les connaître seulement pour l’évaluation, ce qui nécessite d’avoir une communication partielle entre les deux équipes.

    Interstices : Donc ça, c’est ce qu’on appelle le double aveugle, c’est ça ?

    Éric Tannier : Voilà, c’est inspiré du double aveugle quand on teste des médicaments, par exemple, on ne doit pas communiquer toutes les informations, ni d’un côté ni de l’autre. Et c’est aussi les méthodes de conception où les équipes de test sont séparées des équipes de production.

    Interstices : Donc Éric, cette séparation, elle est vraiment faite pour ne pas influencer les résultats, c’est ça ?

    Éric Tannier : Oui, voilà, oui.

    Interstices : Et je me tourne vers vous, Vincent, maintenant. Comment est-ce que ça s’est passé de votre côté ?

    Vincent Daubin : La contrainte, c’était que l’équipe qui faisait la simulation nous fournisse un certain nombre de données qui sont brutes, qui ressembleraient à ce qu’on obtiendrait si on faisait du séquençage de génome, par exemple. On a essayé de faire fonctionner un certain nombre d’outils classiques, et puis on a aussi fait une invitation à la communauté des biologistes moléculaires, des évolutionnistes moléculaires, d’essayer de prendre ces génomes et de voir ce qu’ils pouvaient en dire sur leur évolution, s’ils arrivaient à les faire fonctionner, à reconstruire leur histoire.

    Interstices : C’était un petit concours, c’était l’autre originalité de ce projet ?

    Vincent Daubin : C’est ça, on a fait un appel à volontaires, et c’est assez amusant de voir la manière dont les collègues ont pu essayer de traiter ces données.

    Interstices : On parle de façons différentes de traiter les données, je vais me tourner vers vous, Éric. Avez-vous eu des surprises avec les résultats de ce projet qui, il me semble, s’est terminé en mai 2025.

    Éric Tannier : Oui, alors la surprise concerne en partie les lentilles avec lesquelles on regarde le vivant. On s’est aperçu que notre modèle d’évolution artificielle n’évoluait pas tout à fait avec les mêmes types de mutations qu’on avait l’habitude d’utiliser pour la reconstruction. Même si ces mutations étaient autorisées dans le modèle, ce n’était pas celles qui étaient le plus utilisées pour l’adaptation. Et alors, ça nous a mis en difficulté pendant un moment. On s’est dit, alors, si le modèle ne produit pas les mutations qui sont utilisées, c’est un peu un échec du projet, parce qu’on n’arrive pas à évaluer les méthodes de l’un avec les résultats de l’autre. Mais finalement, c’est un résultat intéressant quand même, parce que ça dit que la lentille avec laquelle on regarde les méthodes de reconstruction phylogénétique d’habitude n’est pas adaptée à ce type d’organisme qui évolue avec des mutations différentes. Et ça dit quelque chose de ce que peut être l’évolution finalement, parce qu’on n’a pas d’indices qui nous diraient que les organismes vivants, les vrais, les biologiques n’évoluent pas avec les mutations que l’on a vues dans le modèle. Cette distance qu’on a constatée entre nos modèles d’évolution artificielle et nos méthodes de reconstruction est ennuyeuse pour nous, mais intéressante pour nous pour la suite.

    Interstices : C’est une surprise de la recherche. Vincent, en tant que biologiste, cette surprise, ça vous a apporté quoi ?

    Vincent Daubin : Comme Éric, au départ, ça m’a surpris qu’il soit possible finalement d’avoir une telle diversité d’évolution en n’utilisant pas ce qu’on considère d’habitude être les mutations les plus fréquentes dans les génomes, c’est-à-dire en fait les substitutions d’acides aminés, le remplacement d’une petite brique d’une protéine par une autre. On s’est rendu compte que ça c’était très peu utilisé, mais qu’il y avait des mutations finalement à effet beaucoup plus large qui étaient utilisées et ça c’est des mutations qui sont en général négligées. Là on voit vraiment en fait qu’elles peuvent être complètement prédominantes. On a un modèle qui peut évoluer avec presque ça uniquement.

    Interstices : On parle évolution depuis le début de ce podcast, et l’étude de l’évolution relative entre les espèces c’est la phylogénie. Vincent, quelles pourraient être les applications ?

    Vincent Daubin : La phylogénie et d’une manière générale l’évolution moléculaire, c’est finalement la clé de la compréhension des fonctionnements des génomes. C’est-à-dire qu’on sait séquencer les génomes, mais il n’y a qu’en faisant des comparaisons entre les génomes et en essayant de voir la manière dont des zones sont conservées, dont elles ont pu changer, etc. au sein des génomes, qu’on est capable de comprendre leur fonctionnement. Donc en ça, la phylogénie, c’est absolument fondamental à la compréhension du fonctionnement des génomes. Pour moi, c’est ça l’application de la phylogénie, en fait.

    Interstices : Mais après ça peut être dans divers domaines, notamment on parlait d’agriculture et santé, mais c’est pas réduit forcément à ça.

    Vincent Daubin : Après, il y a des applications qui sont vraiment plus directes, plus immédiates, effectivement, quand on parle du Covid, le fait qu’on sache faire des phylogénies de virus, ça permet de comprendre tout un tas de choses sur la manière dont le virus se diversifie, sur des paramètres au niveau des populations de reproduction du virus, etc. Donc tout ça c’est des outils très concrets d’utilisation de la phylogénie, mais il me semble qu’on ne serait pas dans ce degré de compréhension actuelle de la génomique et dans cette expansion de tous les outils de la génomique, si on n’avait pas fait toutes ces études en évolution moléculaire et toutes ces études en phylogénie moléculaire, qui sont vraiment la clé pour comprendre ce qui fonctionne dans un génome, comment ça fonctionne, ce qui change entre deux espèces qui font des choses différentes, etc.

    Interstices : Merci Vincent. Éric, il me semble que vous avez une métaphore littéraire sur les simulations, parfaite pour terminer cet épisode.

    Éric Tannier : Il y a une nouvelle de Borgès qui s’appelle Pierre Ménard, ou l’auteur du Quichotte, et qu’on aime bien évoquer quand on fait de la simulation, parce que ça raconte l’histoire d’un personnage, Pierre Ménard, qui veut reproduire l’œuvre de Cervantes, le Don Quichotte, et qui a deux méthodes pour y parvenir, il réfléchit entre les deux méthodes, l’une c’est de devenir Cervantes et l’autre c’est de reproduire exactement le texte mais avec des éléments du 20e siècle. Et le parallèle avec la simulation, c’est que dans un cas on fait des modèles qui essaient de reproduire au mieux la réalité telle qu’on la voit et dans l’autre on revient aux mécanismes qui l’ont produite et on voit ce que ça pourrait donner ces mécanismes là, sans chercher à le… Bon, c’est juste une façon un peu littéraire de présenter les choses.

    Interstices : Merci beaucoup Éric Tannier et Vincent Daubin d’avoir partagé ces recherches fascinantes avec nous.

    Vincent Daubin : Merci à vous.

    Interstices : Merci beaucoup, et à bientôt sur Interstices.

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    Vincent Daubin

    Directeur de recherche CNRS au sein du Laboratoire de Biométrie et Biologie Évolutive (LBBE, UMR5558) à Lyon.

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    Éric Tannier

    Directeur de recherche Inria, membre de l'équipe de recherche Semis.

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    Élodie Chabrol

    Communicante scientifique indépendante.

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