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Reconstruction de poumons de rats
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    Modéliser notre respiration

    Modélisation & Simulation
    Médecine & Sciences du vivant
    Grâce à la biologie et à la médecine, la perception, la marche, la respiration sont des mécanismes que nous connaissons bien, et que nous savons donc soigner correctement. Mais pour affiner cette connaissance, il peut être nécessaire de les questionner en faisant intervenir d'autres sciences et en ayant une démarche pluridisciplinaire. Bertrand Maury, spécialiste de la modélisation du poumon et de la respiration, nous parle de ses collaborations avec des médecins, et de la richesse que peuvent apporter les mathématiques à la recherche médicale sur le poumon.

    Écoutez l’interview de Bertrand Maury

    Retranscription

    Lorenzo Jacques pour Interstices : Chers auditeurs et auditrices, bienvenue dans ce 95e podcast Interstices. À chaque instant qui passe, notre corps accomplit pour nous une foule de choses qui nous permettent de bouger, de penser, de percevoir et de respirer. Pour mieux comprendre ces mécanismes inconscients et mieux soigner nos congénères il est parfois nécessaire de prendre du recul, de décomposer ces mécanismes étape par étape, fonction par fonction, et organe par organe. Il s’agit de reconstruire le fonctionnement de notre corps, de le modéliser. Aujourd’hui dans le podcast p, je reçois Bertrand Maury, professeur à l’université Paris Saclay et à l’ENS Paris, spécialiste de la modélisation des flots de particules et de personnes, et surtout du système respiratoire. Bertrand Maury, bonjour.

    Bertrand Maury : Bonjour

    Interstices : Alors Bertrand Maury, pourquoi modéliser le fonctionnement du poumon et du système respiratoire ?

    B. Maury : Diverses raisons à ça, en premier lieu des applications tout à fait évidentes : une meilleure compréhension du fonctionnement du système respiratoire humain permet de mieux comprendre les maladies, éventuellement mieux les soigner, mieux les anticiper. Il y a aussi une motivation, je dirais purement intellectuelle, de connaissance du monde qui nous entoure, en l’occurrence du monde qui nous habite, donc connaissance de la manière dont fonctionne cet organe particulier. Aussi, pour un mathématicien, un charme particulier à cet organe qui se prête particulièrement bien à la modélisation.

    Interstices : Vous avez commencé à travailler sur ce sujet il y a une quinzaine-vingtaine d’années, comment est-ce que c’est venu sur le tapis ce projet de recherche ?

    B. Maury : Alors je dois avouer que c’est venu de façon tout à fait fortuite, j’étais dans les couloirs du laboratoire d’analyse numérique, et j’ai croisé un collègue un soir qui souhaitait déposer un projet sur ce beau sujet sur lequel je n’avais pour ma part jamais travaillé. Il m’a demandé si je voulais en être et j’ai réfléchi quelques minutes, j’ai travaillé un petit peu le soir pour essayer d’élaborer des premiers petits modèles et je me suis pris au jeu, et c’est devenu l’un de mes sujets principaux de recherche pendant les quinze ou vingt années qui ont suivi.

    Interstices : « Modélisation » c’est un terme qui n’évoque pas forcément quelque chose de précis, est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que ça signifie de modéliser quelque chose ?

    B. Maury : C’est un terme qu’il est difficile de définir de façon unique, il prend plusieurs sens selon le contexte, en particulier aujourd’hui quand on parle de modélisation on pense beaucoup à une démarche qui est liée aux données, qu’on peut récupérer, mesurer dans la réalité. Ça évoque le machine learning, l’apprentissage statistique : on a une modélisation sous forme je dirais de boîtes noires avec énormément de paramètres, qui a vocation à reproduire la réalité, qui permet de prédire la réalité, de classifier et de comprendre dans un certain sens une certaine réalité observée mais sans qu’on puisse en quelque sorte savoir quels sont les mécanismes sous-jacents. Je suis moi-même pratiquant d’un autre type de modélisation plus « traditionnelle », basée sur la volonté de comprendre les phénomènes fondamentaux en quelque sorte, les mécanismes qui régissent les phénomènes. Ça peut être par exemple des principes de mécanique classique comme la loi fondamentale de la dynamique, quelque chose comme ça, et à partir de ses constituants essentiels, de ses atomes en quelque sorte, on va construire des modèles plus complexes qui ont vocation à reproduire une réalité, un certain phénomène. C’est ce qui se passe par exemple pour le poumon humain, qu’on peut voir en premier lieu comme un arbre, donc constitué de petits tuyaux qui sont les bronches et les bronchioles connectées les unes aux autres, et l’écoulement du fluide, de l’air en l’occurrence, au travers de ces tuyaux, va être régi par des équations qu’on connaît, qui vont nous permettre de construire des modèles complexes. On va aboutir à un ensemble d’équations qui mettent en jeu des paramètres qu’on a identifiés au départ comme essentiels et qu’on va essayer ensuite de confronter à la réalité. Un modèle, c’est un projet en quelque sorte, un projet intellectuel un peu conceptuel, on va écrire des équations, éventuellement les résoudre sur ordinateur, étudier ces propriétés et ensuite se demander « est-ce que ce modèle est conforme à la réalité ? ». Alors « conforme à la réalité » le terme n’est pas tout à fait propre, c’est plutôt « est-ce qu’il encode une partie essentielle de la réalité qu’on observe et qui nous intéresse ? ». C’est important dans cette démarche-là de garder en tête qu’un modèle est toujours imparfait, un modèle est toujours faux d’une certaine manière, mais il peut être intéressant, pertinent, fécond, pour mieux comprendre voire mieux reproduire ou prévoir un phénomène réel.

    Interstices : Pourtant la respiration c’est un phénomène qu’on connaît bien, qu’on vit tous les jours à chaque instant, qu’est-ce que ça apporte de modéliser cette respiration ?

    B. Maury : La respiration — on parle de ventilation pour ce qui est de l’acte de faire rentrer de l’air, d’inspirer et d’expirer — ça peut sembler effectivement extrêmement simple, de fait il y a des modèles conceptuels qui sont eux-mêmes très simples. Simplement, ça cache une énorme complexité du fait que la nature ou l’évolution ont dû répondre à un challenge au départ qui n’était pas mince. C’était de mettre en contact une phase liquide qui est le sang et une phase gazeuse qui est l’air, donc les mettre en contact de façon à ce que les échanges gazeux donc passage d’oxygène dans un sens, passage de dioxyde de carbone dans l’autre, puissent se faire sans évidemment qu’on ait la possibilité de mélanger ces deux phases pour des questions d’hygiène évidentes. Donc il fallait pour ça créer une interface d’une très grande aire, pour favoriser ces échanges. J’ai coutume de présenter la modélisation du poumon comme un problème d’ingénierie, vous avez le corps humain qui est fait, vous avez droit à quelques litres pour faire rentrer un organe qui est susceptible de créer ces échanges gazeux. Il a fallu créer cette surface d’échanges extrêmement importante, tout en maintenant un accès relativement aisé. Et ce que la nature a trouvé, ce que l’évolution a trouvé, c’est quelque chose d’extrêmement ingénieux et d’assez complexe aussi, même si encore une fois on peut le représenter mathématiquement assez simplement. La surface a été réalisée par ces petites alvéoles, les alvéoles sont de toutes petites sphères de l’ordre de 0,2 mm (200 microns à peu près) à la surface desquelles vont se produire les échanges gazeux entre l’air et le sang. Cette surface, c’est là qu’est l’exploit, cette surface totalise à peu près 80 m², 100 m². Ce qui n’est pas rien dans un si petit volume. Pour permettre à l’air d’accéder à ces petites boules, ce qui a été trouvé a posteriori, c’est cette structure arborescente que tout le monde connaît, avec un arbre dyadique, une trachée qui se sépare en deux puis en deux, etc. Du fait de la difficulté, du challenge qui était imposé, il a fallu trouver des solutions qui donnent une structure quand même assez complexe à l’arbre. Malgré une simplicité apparente on a une très profonde complexité, c’est ça l’intérêt aussi de l’approche mathématique, qui permet de mieux appréhender cette complexité, d’une certaine manière de la rendre simple, et de maîtriser cette complexité.

    Interstices : Maîtriser cette complexité du poumon, qu’est-ce que ça permet ensuite à la médecine ?

    B. Maury : Cette réponse est délicate, est-ce que je peux répondre que le mathématicien va véritablement sauver des vies ? À l’heure actuelle je n’irais pas jusque-là, par contre on peut travailler en interaction avec des médecins qui sont pour certains demandeurs de ces interactions avec les sciences dites dures. Et ça peut permettre de mieux comprendre, de formuler au moins des questions qui sont absolument essentielles et qui permettent par exemple d’interpréter les mesures qui sont faites quand on va chez son médecin, chez son pneumologue, d’interpréter par exemple les mesures de résistance, de favoriser le diagnostic. Les médecins travaillent à partir de tests fonctionnels, on demande à des gens de respirer dans un masque, on mesure diverses pressions, des billes, etc. Associer à cette démarche du praticien une approche plus systématique, essayer de comprendre vraiment quels sont les mécanismes qui rentrent en jeu c’est quelque chose d’extrêmement fécond dont il est apparu que les médecins qui la pratiquent sont extrêmement demandeurs. Ça les incite à mieux formuler certaines des questions qu’ils peuvent avoir en tête et dans certains cas, on peut avoir des propositions de réponses, des hypothèses qui sont faites : « Tiens si on observe tel phénomène, c’est peut-être que tel paramètre a bougé ». Ensuite on peut déployer une démarche générale qui sort un tout petit peu des mathématiques mais qui peut utiliser des logiciels informatiques, une démarche plus pratique qui permet d’interpréter automatiquement par exemple des tests qui sont faits sur des patients.

    Interstices : Pour parler un peu plus concrètement du travail de recherche, quelles ont été les différentes étapes ? Comment s’est déroulé le processus de recherche avec les médecins ?

    B. Maury : Il n’y a pas de réponse unique à cette question, ça s’est fait, j’avais parlé de trois personnes avec qui j’ai travaillé, le premier était Thomas Similowski de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le chef de service en pneumologie encore à l’heure actuelle. Quelqu’un d’extrêmement pris, mon premier contact avec quelqu’un de vraiment très compétent dans le domaine, là ça s’est fait sur des questions assez précises, des questions qui le travaillaient sur le rôle du muscle lisse. C’est un muscle qui entoure certaines des bronches et qui se contracte de façon non consciente, et de façon parfois contre-productive. Alors même si l’asthme n’agit pas directement sur ce muscle lisse, c’est le mécanisme, quand on prend de la Ventoline par exemple, c’est quelque chose qui va décontracter ce muscle lisse et donc libérer les bronches. On peut se demander, dans la mesure où il est souvent identifié, où il n’intervient dans la conversation que quand on cherche à le désactiver, on peut se demander à quoi il sert finalement ce muscle lisse, qu’est-ce qui fait que l’évolution l’a préservé ? On aboutit à une question assez profonde, que je vous avouerais on n’a pas complètement réglé, mais on a essayé d’apporter des éléments pour essayer de montrer comment ce muscle lisse, qui semble en quelque sorte contre-productif pour la respiration, peut avoir un rôle positif ou productif. On a interagi avec un autre médecin plus récemment qui s’appelle Sam Bayat, un pneumologue de Grenoble, là sur des questions aussi très concrètes qu’on se posait. On souhaitait faire des expériences pour mesurer la surface, l’aire de la paroi alvéolo-capillaire. C’est quelque chose d’absolument essentiel et pour ça, il y avait une idée qui avait été avancée assez astucieuse qui consistait à introduire des petites particules, des aérosols dont on parle beaucoup d’ailleurs à l’heure actuelle en lien avec l’épidémie, donc des petits aérosols qui seraient sans virus bien entendu, des toutes petites gouttes de fluides qu’on ferait inhaler à une personne. On laisse les particules tomber pendant quelques secondes et puis on fait expirer la personne et on peut vérifier là avec des petits calculs qu’on peut faire sur un coin de table que la quantité d’aérosols qui va être expirée, c’est la quantité inhalée moins la quantité qui s’est déposée. Ça dépend en fait de cette surface alvéolo-capillaire, donc de la surface d’échange, et en partant de cela on avait pensé à des expériences. Mais voilà c’est pour donner un exemple de cheminement assez chaotique je dois dire, ça s’est fait un petit peu au fil des rencontres et des motivations. Je crois que c’est propre à l’interdisciplinarité, d’une certaine manière il faut saisir l’opportunité quand une rencontre se passe bien.

    Interstices : Et maintenant quelle est la prochaine étape ? Sur quoi êtes-vous en train de travailler en ce moment ?

    B. Maury : Maintenant là je suis parti de façon fortuite aussi sur des questions de mobilité, de transport et plus généralement des interactions avec la géographie. Ça peut sembler un peu surprenant, c’est quelque chose de très balbutiant pour l’instant mais je pense qu’il y a un énorme potentiel de développement entre les mathématiques et la géographie, peut-être même l’histoire. La géographie dans sa manière d’appréhender l’espace, les mathématiques regorgent de structures pour appréhender ce qu’on appelle un espace, le terme est d’ailleurs très chargé mathématiquement. Le géographe travaille aussi sur l’espace et donc, de façon concrète, autour de ces questions de mobilité, on va s’investir avec quelques collègues.

    Interstices : Donc plus rien à voir avec le poumon ?

    B. Maury : Alors c’est là le miracle, il y aura probablement des liens avec le poumon qui vont se faire. Par exemple, on peut représenter le poumon humain en première approximation comme une sorte de réseau électrique équivalent, et on peut faire toutes sortes d’analyses comme on fait, pour ceux qui connaissent les équations aux dérivées partielles, on peut écrire des sortes d’équivalences discrètes sur ces graphes. Et certains des modèles qu’on prévoit d’utiliser dans les mobilités sont du type de ces équations aux dérivées partielles sur des graphes. D’un point de vue conceptuel, s’il y a un lien potentiellement assez fort qu’on peut voir en quelque sorte dans une ville comme Paris par exemple, avec tous ses axes de transport avec des gens qui vont travailler le matin à Paris et qui repartent le soir, on peut voir ça comme une sorte de respiration de ce réseau. Il y a des analogies assez fortes, encore une fois, au-delà de l’aspect poétique, on peut penser que ce n’est pas très scientifique, mais en fait les objets mathématiques sous-jacents vont encoder cette analogie profonde entre les structures.

    Interstices : Au final, est ce qu’on peut dire qu’on a réussi à modéliser précisément le poumon ?

    B. Maury : Non, on ne peut pas dire qu’on a réussi à modéliser précisément le poumon. On a quelques tentatives qui fonctionnent pas mal, on a encore une fois la résonance entre l’objet réel et certains modèles mathématiques, mais on est encore loin du compte en termes de compréhension complète et en particulier de toutes les pathologies qui peuvent affecter cet organe.

    Interstices : Eh bien merci beaucoup Bertrand Maury pour cette intervention.

    B. Maury : Merci à vous.

    Interstices : C’est sur cette question que s’achève le podcast Interstices, à bientôt Bertrand Maury et à bientôt chers auditeurs pour le prochain podcast d’Interstices !

    B. Maury : À bientôt !

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    Lorenzo Jacques

    Chargé de projet éditorial au sein d'Inria, responsable de l'animation d'Interstices (d'avril à novembre 2022).

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    Bertrand Maury

    Bertrand Maury est membre de l'équipe ANEDP de l'Université de Paris et professeur associé au Département de Mathématiques et Applications à l'ENS Paris.

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