Œuvres numérisées sur Internet : les enjeux de leur diffusion
De plus en plus d’œuvres, qu’elles soient culturelles ou scientifiques se diffusent par Internet. Écrits, images, sons… tout est susceptible de circuler sur le réseau. C’est une conséquence de la numérisation potentielle de l’ensemble des biens informationnels. La numérisation se démocratise rapidement, stimulée par la perspective de toucher un public de plus en plus large grâce au développement d’Internet. Réciproquement, la croissance d’Internet et du Web s’appuie sur la possibilité d’accéder à des informations numérisées toujours plus nombreuses et variées. Les deux phénomènes – numérisation et Internet – se renforcent mutuellement et expliquent une rapidité de diffusion de ces innovations sans précédent historique.
Bien entendu, la consommation des contenus informationnels sous la forme de fichiers numériques ne progresse pas au même rythme dans tous les secteurs. À côté des biens informationnels qui sont des biens intrinsèquement numériques (les logiciels par exemple), il faut tenir compte des différentes caractéristiques d’usage des biens numérisés qui sont des substituts à des versions analogiques (le livre par exemple). Ainsi, sous sa forme numérique, le bien peut offrir des possibilités supplémentaires (interactivité par exemple) mais également être privé de certaines caractéristiques d’une version non numérique. Selon le type de contenus, le degré de substitution est différent : il est plus important pour le son que pour l’écrit, ce qui a des conséquences sur la diffusion de chacune des versions. Cela conduit à nuancer certaines prévisions exagérées – on continuera encore à lire pendant longtemps des livres et des journaux sous leur forme papier – mais ne remet pas en cause la tendance de fond à la consommation croissante d’œuvres sous leur forme numérique.
1. Des biens de plus en plus collectifs
Un bien collectif est un bien ou un service caractérisé par la double propriété de non-rivalité et de non-exclusion. Une fois produit, le bien peut être consommé simultanément par un certain nombre de personnes, sans que l’ajout d’un ou de plusieurs consommateur(s) n’entraîne de coût de production supplémentaire et sans que la satisfaction de ceux qui en bénéficiaient ne diminue. La non-exclusion implique par contre que le fournisseur d’un bien (ou service) collectif soit dans l’impossibilité de réserver son usage à ceux qui seraient prêts à le lui acheter.
Prenons l’exemple typique de la lumière émise par un phare maritime : elle est d’abord indivisible, son coût de production étant alors indépendant du nombre d’utilisateurs ; elle possède une propriété de non-rivalité (elle ne se détruit pas dans l’usage et peut donc être adoptée par un nombre illimité d’utilisateurs) ; elle est également non excluable car il est impossible d’exclure de l’usage un utilisateur, même si ce dernier ne contribue pas à son financement.
Par ailleurs, les œuvres informationnelles provenant d’une activité de création (écrits, films, musiques, images) introduisent d’autres particularités. Ces biens particuliers dits « intangibles » sont des originaux. Ils sont donc inscrits sur des supports divers pouvant être facilement dupliqués à un coût de plus en plus faible et généralement sans commune mesure avec le coût de création de l’original qui peut se révéler extrêmement élevé. Lorsque ces biens intangibles sont numérisés, ce qui facilite et encourage leur diffusion sur Internet, cela renforce d’autant plus leur caractère « intangible » jusqu’à les transformer en bien quasi collectif. Ils deviennent alors indivisibles (leur coût de reproduction est quasi nul), non-rivaux (le nombre d’utilisateurs est illimité), non-excluables (il est difficile d’exclure ceux qui consomment sans payer : c’est ce qu’on appelle le free-riding).
Dans une telle situation, deux attitudes sont possibles : tenter d’exclure de l’usage ceux qui ne paient pas ou fournir le bien gratuitement.
L’exclusion par des mesures juridiques ou techniques
La première attitude est d’établir « l’excluabilité » des biens intangibles numérisés pour en faire des produits commercialisables. Une première possibilité – juridique dans le cas présent – consiste à adapter le droit de la propriété intellectuelle aux réalités du numérique, ce qui n’est pas simple… En effet, d’un point de vue éthique, une copie, même non autorisée, est considérée très différemment de l’appropriation d’un bien tangible appartenant à autrui. De fait, pour certains biens culturels le téléchargement illégal de fichiers se développe extrêmement rapidement.
Une deuxième possibilité consiste à tenter de contrôler la reproduction des biens intangibles numérisés par des moyens techniques. Au contraire de l’activité économique habituellement admise, qui est de lutter contre la rareté, ces efforts portent sur le rétablissement artificiel d’une situation de rareté, selon une logique qui n’est pas sans rappeler les tentatives de création de semences hybrides qui ne peuvent se reproduire.
L’intégration de dispositifs techniques empêchant ou limitant la copie d’œuvres numérisées présente plusieurs inconvénients. Le coût de ces dispositifs est élevé et dans certains cas, il rend plus difficile l’évolution du bien intangible en le privant d’une des facilités introduites par sa numérisation. Par conséquent, il introduit de plus grandes difficultés d’utilisation, y compris pour ceux qui ont acquis le bien intangible légalement. Enfin, il remet parfois en cause le droit à la protection de la vie privée. L’efficacité de ces protections est toutefois limitée dans la mesure où celles-ci peuvent toujours être neutralisées par une opération logicielle. Bien qu’elle soit très complexe à réaliser, cette opération a toujours suscité une inventivité débordante de la part des hackers, des passionnés d’informatique dont les principales caractéristiques sont l’habileté technique et le plaisir de résoudre des problèmes et de dépasser les limites.
De ce point de vue, le développement d’Internet a considérablement facilité la création comme la diffusion de versions déprotégées. Des phases de renforcement ou de relâchement de la protection se succèdent ainsi dans un contexte juridique et technique durablement instable, suivant l’évolution des techniques de protection mais aussi de dé-protection, les types de biens intangibles, les rapports de force entre les différents acteurs concernés, etc.
En outre, certains états tentent de combiner mesures techniques et juridiques en introduisant des sanctions extrêmement lourdes pour ceux qui contourneraient les dispositifs techniques de protection. Mais l’évolution vers des mesures juridiques et techniques de plus en plus contraignantes n’est pas inéluctable. Le mécontentement suscité par l’introduction de certains de ces dispositifs et les difficultés à faire appliquer réellement la loi peuvent également conduire à accepter le caractère irrémédiablement collectif de tout ou partie de ces biens, ce qui revient à promouvoir une diffusion gratuite.
Analysons alors les enjeux économiques de la gratuité, en nous appuyant principalement sur le bien informationnel intrinsèquement numérique qu’est le logiciel. Pourquoi ce choix ? Car le logiciel est en avance à bien des égards sur les autres types de contenus informationnels numérisés. La gratuité socialement organisée – celle qui résulte d’une activité humaine par opposition à la gratuité naturelle –, se caractérise par une action effectuée librement, sans contrepartie monétaire directe. Ces actions gratuites peuvent être l’œuvre de l’État, mais aussi des entreprises ou des particuliers. Il n’existe pas une gratuité unique mais trois mondes de la gratuité bien distincts avec des objectifs très différents. Le développement d’Internet et l’expansion de la numérisation ont influencé les processus et les dynamiques de la gratuité caractérisant chacun de ces mondes.
2. Le monde de la gratuité individuelle
Les actions effectuées par des individus sans contrepartie monétaire, sont omniprésentes dans la vie sociale et recouvrent une grande diversité de situations. Elles sont l’expression d’engagements d’importance extrêmement variable, depuis le simple service ponctuel (répondre à une demande de renseignement dans la rue) jusqu’à des prestations durables et conséquentes (garder les enfants par exemple). En effet, les individus n’agissent pas seulement parce qu’ils ont un intérêt à faire telle ou telle chose mais également parce qu’ils peuvent avoir un intérêt pour quelqu’un ou pour l’activité elle-même.
L’existence d’actions gratuites individuelles dépend de la force des liens sociaux qui unissent l’acteur au bénéficiaire. Les actes gratuits sont fréquents entre les membres de groupes restreints caractérisés par des liens forts tels que la famille. À l’inverse, le caractère distendu ou faible des relations qui relient des anonymes ou des inconnus au sein d’une même collectivité, peut expliquer une plus faible intensité des actions gratuites individuelles, même si cette intensité est elle-même variable selon le type de société, sa cohésion sociale et ses normes sociales plus ou moins contraignantes (par exemple sa dimension civique). Entre ces deux extrêmes, il existe de multiples formes intermédiaires (associations, communautés diverses) dont les caractéristiques des liens qui relient leurs membres influeront sur l’étendue des actions gratuites individuelles.
Avec le développement d’Internet, les échanges gratuits entre des individus géographiquement distants (des pairs) ont connu une expansion très rapide. On peut avancer deux explications à cela : la démultiplication de l’efficacité d’actes individuels d’ampleur pourtant limitée et l’émergence de « communautés » nouvelles.
La première raison s’appuie sur les caractéristiques de cumulativité de l’information et de communication « de tous à tous » permises par Internet. Nombre d’actions gratuites effectuées entre deux individus géographiquement proches (prêter un disque, donner un avis, formuler un conseil, proposer une solution…) ne sont pas plus coûteuses à entreprendre si elles profitent simultanément à une multitude de bénéficiaires disséminés dans le monde entier. La démultiplication de l’efficacité de ces actions gratuites qui sont effectuées grâce à de nouveaux outils (listes de diffusion, forums de discussions, wikis, logiciels de peer to peer, blogs, etc.), constitue une motivation supplémentaire pour les entreprendre, comme l’illustrent les nombreux sites constitués autour de domaines d’intérêt partagés.
Même si la faiblesse des liens entre les participants ne garantit nullement la réciprocité des actions (possibilité de comportement de cavalier libre), il suffit qu’une faible minorité apporte sa contribution pour que le patrimoine informationnel commun augmente continuellement. De plus, la non-rivalité de ce patrimoine informationnel a pour conséquence un comportement « opportuniste » consistant à « consommer » sans « produire ». Toutefois, ce type de comportement ne nuit pas à la « consommation » des autres participants. Dans le cas des forums par exemple, non seulement l’existence de lecteurs qui n’écrivent pas n’a pas d’influence négative, mais elle augmente même l’incitation à écrire pour un lectorat plus important.
L’efficacité d’une action qui peut profiter à beaucoup tout en ne demandant qu’un effort minime suffit à entretenir le processus. Par exemple, la croissance initiale du peer to peer a démenti les prévisions de nombreux experts. Ils estimaient en effet que le système ne pourrait pas se développer significativement, le comportement économique rationnel des individus les poussant à charger les fichiers sans se donner la peine d’en mettre à disposition.
La seconde raison à l’expansion des échanges gratuits repose sur les facilités offertes par Internet pour initier et développer des relations « virtuelles » entre des individus pourtant distants et anonymes. Ces liens ont favorisé dans certains cas la constitution de collectivités soudées par une identité forte et dans lesquelles les participants s’impliquent plus intensivement. Elles se cristallisent autour de finalités marquées, relevant notamment de la production collective de savoirs et de connaissances partagés. Cet objectif implique des engagements individuels et des contributions gratuites relativement importantes, qui en retour favorisent le développement de liens entre les membres les plus actifs, ce qui renforce l’intérêt participatif.
Dans ces systèmes, s’estompe le clivage caractéristique des relations marchandes entre producteurs et consommateurs. En effet, les consommateurs ou les utilisateurs peuvent devenir les producteurs collectifs de ce qui est consommé, comme l’illustre la constitution de l’encyclopédie Wikipédia à partir des contributions gratuites d’individus dispersés et reliés par les seuls fils d’Internet. Cette forme particulière de réseau social de don et de contre-don dans laquelle l’importance croissante de ce qui est donné solidifie les liens, constitue une nouvelle forme de communauté. Celle-ci peut être qualifiée de « communauté distante », une notion paradoxale qui vise à rendre compte de la tension entre la force d’appartenance à un monde spécifique, et les distances qui séparent les différents contributeurs, non seulement d’un point de vue géographique mais surtout statutaire et biographique. Ce que la communauté « produit », et qui fonde l’originalité de son projet, est au fondement d’une identité collective, qui soutient les affiliations des producteurs et des utilisateurs.
Les communautés de développement des logiciels libres sont une parfaite illustration de ces deux phénomènes. De nombreux individus effectuent sans aucune obligation des actions d’ampleur limitée (signalement de « bugs », documentation, traduction, participation à des listes et forums d’aide et de discussion) mais décisives pour l’évolution qualitative de ces logiciels. Ces participations souvent minimes sont indispensables pour que vive et se développe un logiciel libre. Mais l’existence d’un noyau de personnes moins nombreuses qui s’investissent plus intensément dans le projet est également nécessaire pour assumer les tâches déterminantes d’écriture du code et de gestion des faits de la communauté. Ces actions plus importantes créent et développent des liens entre les membres les plus actifs, qui à leur tour renforcent la motivation à participer au projet collectif.
3. Le monde de la gratuité à but lucratif des entreprises
Les entreprises privées peuvent également fournir des biens et services gratuitement, avec l’objectif de générer des rentrées financières, d’augmenter les profits, et de renforcer les positions de l’entreprise sur un marché. La pertinence pour l’entreprise d’une mise à disposition gratuite de sa production correspond à deux types de cas : la complémentarité des produits et le verrouillage des utilisateurs. Une forte complémentarité entre des biens et des services autorise des stratégies consistant à fournir gratuitement un bien ou un service, en escomptant que le développement d’une activité complémentaire compensera largement le manque à gagner. Deux situations différentes existent selon qu’il s’agit de la même personne qui bénéficie de la gratuité et la finance par le surcoût payé sur le produit complémentaire ou qu’il s’agit de personnes différentes.
La première situation se présente lorsqu’une entreprise propose gratuitement un produit à un consommateur en espérant rentabiliser cette offre par une vente accrue de biens et de services liés. Cette stratégie commerciale est basée sur le modèle originel dit « du rasoir et des lames ». La question décisive ici est celle de l’intensité de la relation de complémentarité et de son contrôle par l’entreprise qui fournit la ressource gratuitement, pour éviter que la distribution gratuite du bien ne profite à une entreprise concurrente qui pourrait commercialiser le bien ou le service complémentaire.
Dans la deuxième situation, ce sont des personnes différentes de celles bénéficiant de la gratuité qui vont la financer. Cette situation correspond à l’existence d’un marché à deux versants, où l’accès au client gratuit est revendu à d’autres clients payants. Par exemple, la gratuité des appels entrants sur le téléphone portable est financée par le surpaiement des appels provenant du fixe. Ces marchés s’appuient sur l’existence d’un point de rencontre, d’une plate-forme, et de deux tarifs (dont l’un est nul dans le cas de la gratuité). Le financement par la publicité de biens comme les journaux gratuits ou de services comme les chaînes de télévision gratuites et privées représente un cas particulier de ce modèle, appelé « modèle media ».
Dans le cas du verrouillage des utilisateurs, la gratuité est temporaire : elle représente un investissement de déploiement. Une analogie caricaturale est la pratique des dealers qui distribuent de la drogue gratuitement pour se constituer un marché. En cas de réussite du processus (diffusion réussie du produit et dépendance des utilisateurs par rapport à ce produit), l’entreprise rentabilise son investissement en commercialisant le produit. Dans certaines situations extrêmes correspondant à des marchés du type « winner take all », l’entreprise peut se retrouver en situation de monopole pendant une période plus ou moins longue et donc pratiquer des prix élevés.
Le verrouillage des utilisateurs peut résulter de l’existence de rendements d’adoption croissants et de mécanismes d’autorenforcement qui se créent autour d’un produit. Adopter un produit rend celui-ci plus attractif pour les utilisateurs potentiels, augmentant par là-même ses chances d’être adopté dans le futur. Ce mécanisme favorise les comportements de mimétisme stratégique. Se produit alors un effet de feedback positif qui « fortifie les forts et affaiblit les faibles ». Cela est renforcé dans le cas des externalités de réseaux provenant de l’interdépendance des décisions de consommation individuelle. En économie, le terme « externalités » désigne les coûts non supportés par ceux qui les occasionnent ou les prestations non financées par leurs bénéficiaires. Les externalités de réseaux concernent les biens et les services dont l’utilité augmente quand ils sont achetés et consommés par d’autres utilisateurs. Celles-ci peuvent être directes, comme dans le cas du téléphone où l’existence d’un nouvel abonné accroît pour chaque usager l’utilité de son propre appareil. En ce qui concerne les externalités de réseaux indirectes, elles reposent sur le fait que l’importance de l’offre de produits complémentaires dépend de la taille du réseau (par exemple la diversité des jeux proposés pour une console d’un type donné).
Dans cette logique, un produit qui s’est imposé, même en raison de circonstances initiales fortuites ou accidentelles, peut engendrer des irréversibilités empêchant d’autres produits plus performants de se développer. La perspective de verrouiller les utilisateurs peut justifier la fourniture gratuite d’un produit dans le but d’atteindre une masse critique d’utilisateurs. La réussite d’une telle stratégie est basée sur la réalité du verrouillage des utilisateurs qui se vérifie concrètement lors du passage à une solution payante.
La numérisation et Internet ouvrent également de nouveaux espaces aux stratégies de gratuité marchande. La fourniture gratuite de biens informationnels présente en effet un certain avantage pour l’entreprise qui la met en œuvre : un coût quasiment indépendant du nombre de bénéficiaires (propriété d’indivisibilité des biens numérisés). Toutefois, la nullité du coût d’un utilisateur supplémentaire ne suffit pas à générer une mise à disposition gratuite. Il faut aussi que l’entreprise y trouve un intérêt, ce qui correspond aux deux cas de figure précédents de complémentarité et de verrouillage.
Le renforcement des relations de complémentarité entre les contenants et les contenus, entre les versions numérisées et « traditionnelles » des biens numérisés (comme dans le cas de la presse), et plus généralement, entre les multiples composants de biens systèmes, représente de nouvelles opportunités pour la gratuité. Fournir gratuitement un des maillons de la chaîne verticale de biens et services complémentaires peut être un moyen efficace pour se déployer sur les marchés complémentaires, ce qui permet de subventionner l’investissement réalisé.
Le développement de la gratuité dans la presse est significatif. Une partie de la presse écrite propose gratuitement sur des sites Internet tout ou partie du contenu du journal, parfois avec un décalage temporel, ce qu’elle finance par des recettes publicitaires, la vente des articles qui ne sont pas ou plus disponibles (archives), ou des ventes supplémentaires de l’édition papier dont la version électronique assure la promotion. La possibilité de trouver gratuitement une information abondante sur le Web a contribué au développement spectaculaire de journaux papiers gratuits et au passage inéluctable à la gratuité des sites des journaux qui avaient fait le choix d’un accès payant, le dernier exemple étant le New York Times.
Ainsi, dans le domaine de l’informatique, la fourniture gratuite de certains logiciels est une pratique répandue. Aux débuts de l’informatique, l’objectif était de vendre le matériel informatique indispensable pour profiter des logiciels. Actuellement, l’offre de logiciel peut être plus que rentabilisée par la vente d’une autre version du logiciel ou de composants complémentaires (les fichiers d’actualisation par exemple pour les antivirus) ou encore de services liés (comme dans la sécurité informatique). L’évolution rapide des techniques crée en permanence de nouvelles relations de complémentarité suscitant des modalités originales de gratuité logicielle. Un exemple récent est celui des sociétés qui proposent d’utiliser gratuitement les logiciels qu’elles ont développés (outils bureautiques, bureaux virtuels, etc.). Ces sociétés obtiennent leur rémunération du stockage des données sur leurs serveurs qu’implique l’utilisation de ces logiciels.
Avec la numérisation de l’information, le modèle du financement par des annonceurs qui était l’apanage des médias, s’étend désormais à de nombreux services dématérialisés sous la forme de portails Internet. La réussite la plus spectaculaire est celle de Google : ses résultats financiers impressionnants reposent sur une forme de publicité très particulière, peu intrusive et ne perturbant pas le classement des réponses qui reste déterminé par la pertinence et la popularité du site. C’est l’une des raisons du succès de Google par rapport aux moteurs concurrents, les autres étant la performance de son algorithme de recherche et l’originalité de la commercialisation des liens commerciaux à partir de la mise aux enchères des différents mots-clés.
Enfin, un cas particulier et très intéressant pour l’entreprise qui le met en œuvre, est celui de la prestation gratuite, d’autant plus qu’elle est fournie sans le consentement des acteurs concernés en tirant partie de l’inadaptation du cadre juridique à l’évolution technique. C’est ainsi que les FAI (Fournisseurs d’Accès à Internet) ont largement utilisé la possibilité d’accès gratuit à des œuvres numériques comme argument commercial pour séduire de nouveaux clients. Or, cette possibilité est en fait supportée par les ayants droits de ces œuvres.
Par ailleurs, le verrouillage des utilisateurs est particulièrement fréquent et efficace dans l’économie numérique. En effet, les rendements croissants d’adoption sont importants, notamment les externalités de réseaux qui, quand il s’agit de biens numérisés, ne rencontrent pas les limites de capacité qui affectent les biens collectifs matériels comme les réseaux de transport et de télécommunications par exemple. Le verrouillage s’appuie fréquemment sur l’existence de standards technologiques comme les systèmes de codage. La nouveauté est que ces systèmes de codage résultent d’investissement d’entreprises en concurrence. La gratuité est alors une arme que peut utiliser une entreprise pour faire triompher sa solution technologique, s’imposer sur le marché ainsi créé et rentabiliser l’investissement réalisé. L’exemple le plus célèbre est la décision de Microsoft de diffuser gratuitement son logiciel de navigation sur Internet, Internet Explorer, pour contrôler un marché où elle se trouvait en position de faiblesse.
Cependant, si ces stratégies de gratuité ont connu quelques réussites spectaculaires, elles ont également conduit à de nombreux échecs. Ainsi, des entreprises qui proposaient des services gratuits d’expertise en ligne à partir de sites portail et avaient réussi à conquérir une certaine audience, ont vu celle-ci s’effondrer quand elles ont tenté de vendre leurs prestations au profit d’autres entreprises qui proposaient des services quasi-identiques mais gratuitement.
De plus, les perspectives de financement d’actions gratuites par une publicité électronique ajustée aux profils des utilisateurs ont été grandement surestimées. En effet, une publicité trop envahissante risque de susciter l’utilisation des mécanismes permettant de bloquer les publicités ou la fuite vers des sites où elle est moins présente.
Si sa croissance est effectivement importante, les dépenses publicitaires liées à Internet ne représentent qu’une fraction minime de l’ensemble des dépenses publicitaires (6 % du marché publicitaire en France selon TNS Media Intelligence et 4 % aux Etats-Unis selon l’Interactive Adversiting Bureau alors que les consommateurs passent sur Internet 14 % du temps qu’ils consacrent aux médias).
Le caractère problématique de ces « nouveaux modèles économiques », où en conséquence de la gratuité s’accumulaient les pertes pour les nouvelles entreprises, a été temporairement masqué par le fait que le démarrage de ces activités se traduisaient par une forte croissance de la demande dans les NTIC et par des profits élevés pour les acteurs de ce secteur, ce qui renforçait les croyances dans la validité de ces modèles et leur généralisation possible. Ces illusions se sont brutalement dissipées lors du krach de la « nouvelle économie », quand on s’est aperçu que bien loin d’être le signe de profits futurs importants, les pertes initiales de nombreuses nouvelles entreprises se multipliaient.
4. Le monde de la gratuité étatique
Un des attributs classiques des États est de fournir gratuitement certains biens et services, dont le financement est assuré par des prélèvements obligatoires (impôts, taxes, cotisations). Leur importance est loin d’être négligeable : la production non marchande des administrations représente environ 20 % du PIB. Cette mise à disposition gratuite repose sur trois motivations différentes qui peuvent se combiner dans certains cas :
- La première motivation est l’efficacité économique quand il s’agit de biens collectifs purs pour lesquels il existe des défaillances du marché (l’éclairage public par exemple).
- La deuxième de ces motivations est un objectif de justice sociale. La gratuité vise à permettre l’accès à des biens ou à des services en fonction des besoins, quelles que soient leur solvabilité et à assurer l’égalité de traitement des usagers. Il s’agit des biens dont l’usage est ressenti comme un droit. L’étendue des biens et des services concernés résulte d’une convention au niveau de la société concernée (le droit à la santé mais pas le droit à la nourriture par exemple).
- La troisième de ces motivations réside dans une volonté de puissance politique, l’intervention accrue de l’État lui conférant davantage de pouvoir sur la vie économique et sociale. Celle-ci peut être considérée positivement comme un moyen d’exprimer les intérêts supérieurs de la Nation par rapport aux intérêts privés particuliers, ou au contraire, négativement, comme étant essentiellement le résultat de la volonté des décideurs politiques d’augmenter leur propre pouvoir.
A priori, l’apparition et le développement des nouveaux biens collectifs que sont les œuvres numérisées impliquent logiquement une extension des actions gratuites de l’État à de nouveaux domaines. Pourtant, pour le moment, les pouvoirs publics ont plutôt tenté de créer un cadre juridique indispensable à la transformation de ces biens collectifs en produits commercialisables. Ceci peut s’expliquer par le contexte socio-politique général davantage caractérisé par un désengagement de l’État que par l’extension de son domaine d’intervention à de nouveaux domaines.
La production et la diffusion de nouveaux biens collectifs se sont accomplies en marge de l’action de l’État, au mieux dans une certaine indifférence, au pire malgré son hostilité. Les logiciels libres par exemple, qui constituent certainement la réussite récente la plus importante dans ce domaine, se sont développés sans projet explicite des pouvoirs publics. Cela ne signifie pas pour autant que les institutions publiques n’y ont joué aucun rôle. Bien qu’indirect, leur rôle fut important, notamment dans l’utilisation d’infrastructures matérielles publiques, de temps de travail de personnes payées par l’État, et dans la diffusion d’un modèle culturel propice au logiciel libre (de façon quelque peu schématique, le modèle de la recherche scientifique publique).
Certains événements récents laissent toutefois entrevoir une possibilité d’évolution du côté de l’État. Ainsi, les décisions d’utiliser des logiciels libres prises par certaines administrations importantes (Gendarmerie nationale, ministère des Finances…) ont favorisé la diffusion de ces logiciels. Un pas supplémentaire est franchi lorsque les pouvoirs publics incitent les futurs utilisateurs à recourir à des logiciels libres en les intégrant dans leur formation (voir l’exemple récent de distribution d’une clé USB constituée uniquement de logiciels libres à tous les lycéens de la région Île-de-France). Enfin, l’État commence à contribuer au développement de certains logiciels libres, soit en payant un prestataire pour un développement qui sera sous licence libre, soit par des initiatives de co-financement impliquant des entreprises privées, des universités et des centres de recherche pour produire en commun des logiciels libres.
Dans certains secteurs des biens culturels, la musique notamment, la tension devient extrêmement forte entre l’ancien modèle économique de la filière et le développement spectaculaire des échanges gratuits et en partie illégaux de fichiers pair à pair exploitant pleinement les potentialités ouvertes par la numérisation et Internet. Face aux difficultés techniques et juridiques pour enrayer le phénomène, l’alternative qui consiste à légaliser le peer to peer et à assurer par un financement public la création d’œuvres originales gagne en crédibilité : en décembre 2005, lors du débat sur la loi DADVSI (droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information), le vote surprise par les députés d’un amendement instaurant une licence globale en est la preuve, même si ce vote a été rapidement remis en cause.
Pour conclure
Jusqu’à maintenant, le débat sur les œuvres numérisées a surtout opposé les partisans et adversaires de la gratuité. Ce conflit ne doit pas masquer les profondes différences de logiques entre des pratiques de gratuité très diverses. Les enjeux futurs porteront plus vraisemblablement sur le type de gratuité choisi et sur les articulations possibles entre des actions effectuées par des acteurs très hétérogènes.
Dans certains cas, des interactions positives entre les mondes de la gratuité peuvent exister : le développement de la gratuité dans un monde peut entraîner le développement de la gratuité dans un autre, avec la possibilité d’effets positifs en retour sur le premier monde. Par exemple, dans le cas de mise à disposition gratuite par Amazon d’espace et d’outils pour formuler des critiques sur les produits culturels commercialisés, se constitue une communauté dont le rôle est important pour l’acquisition de biens d’expérience (leur valeur n’est connue qu’une fois l’achat effectué). Ces avis sont proposés gratuitement par des consommateurs qui sont d’autant plus incités à le faire que leur lectorat sera important.
De même, certains logiciels libres ont bénéficié de la convergence d’actions des entreprises et des particuliers. Initialement développés à partir de multiples contributions individuelles, ces logiciels libres ont réussi à devenir des alternatives possibles aux logiciels commerciaux concurrents. Ils ont de ce fait été proposés gratuitement par des entreprises qui commercialisaient des matériels, des services ou des logiciels complémentaires. Les contributions au développement du logiciel que pouvaient effectuer ces entreprises et surtout la crédibilité renforcée qu’elles leur apportaient, ont favorisé le renforcement des communautés de développeurs de ces logiciels et amélioré les qualités de ces logiciels, entraînant le ralliement de nouvelles entreprises à ces logiciels. Un exemple emblématique de réussite de ce processus est constitué par Linux.
Ces cercles vertueux créant des dynamiques d’autorenforcement ne sont toutefois pas systématiques. Des tensions peuvent apparaître, les logiques à l’œuvre dans les différents mondes étant profondément différentes. Les incompréhensions réciproques en raison de la divergence des motivations qui animent les différents acteurs, partiellement masquée par une référence commune à la notion de gratuité, peuvent entraver durablement le développement de l’activité. Ainsi, certains logiciels libres ont connu des situations de scission de projets liées à la rencontre infructueuse entre plusieurs mondes portant des définitions et stratégies de gratuité hétérogènes : par exemple, une scission (ou « fork ») s’est produite dans une communauté de développement d’un logiciel libre dans le secteur éducatif quand le principal animateur a décidé de fonder une société pour commercialiser des services autour de ce logiciel. De même, quand une administration a décidé d’adopter un logiciel libre, les développements complémentaires qu’elle a fait réaliser par une société et qu’elle souhaitait reverser gratuitement à la communauté d’origine du logiciel, ont été violemment rejetés par cette dernière, aboutissant là aussi à une scission entre deux projets concurrents. Outre le fait que le prestataire n’a pas joué le jeu de la participation communautaire, se manifeste alors la crainte d’une récupération à des fins commerciales ou politiques du travail réalisé bénévolement par des dizaines de contributeurs, souvent dans des conditions de travail peu aisées et de nature à corrompre le caractère désintéressé de la communauté et à provoquer une démotivation générale.
La dynamique de développement associant divers acteurs n’est en effet pas spontanée. Le partage d’un principe général de gratuité n’est pas suffisant pour organiser la collaboration d’acteurs aux logiques hétérogènes. La coopération se noue progressivement au cours de l’histoire de chaque projet. Elle est supportée par des dispositifs de coordination et traversée par des conflits de valeurs, bref, c’est une construction sociale. Il est nécessaire d’inventer des modes d’ajustement dépendant du contexte particulier de l’activité et permettant de combiner des participations soutenues par des raisons d’agir spécifiques. C’est certainement là un enjeu décisif pour l’avenir de la création des œuvres numérisées.
Newsletter
Le responsable de ce traitement est Inria. En saisissant votre adresse mail, vous consentez à recevoir chaque mois une sélection d'articles et à ce que vos données soient collectées et stockées comme décrit dans notre politique de confidentialité
Niveau de lecture
Aidez-nous à évaluer le niveau de lecture de ce document.
Votre choix a été pris en compte. Merci d'avoir estimé le niveau de ce document !
François Horn