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    Produire de l’énergie par fusion thermonucléaire, cela paraît encore hors de portée aujourd’hui. Le recours à la simulation des phénomènes qui se produisent dans les réacteurs permet d’avancer vers ce but.

    Cette animation simule les niveaux d’énergie des particules dans une tranche de plasma.

    Ces quelques secondes d’animation semblent bien anodines. Elles concrétisent pourtant une étape importante dans un domaine de recherche privilégié des spécialistes de l’énergie : la fusion thermonucléaire. Elles visualisent en effet une simulation de phénomènes se produisant dans des réacteurs de fusion thermonucléaire, les tokamaks. De tels tokamaks sont étudiés depuis les années soixante-dix. L’objectif est de parvenir à produire de l’énergie en reproduisant, dans une enceinte immense, la réaction qui permet au soleil de nous éclairer et de nous chauffer. «Sur cette animation, on voit la manière dont se répartissent les particules dans une tranche de plasma », précise Gilles Depret, physicien au Loria, et l’un des initiateurs de ce projet de simulation. De quoi s’agit-il ?

    C’est la source d’énergie prépondérante au sein du soleil et des étoiles. Comme son nom l’indique, elle met en jeu la fusion de noyaux atomiques en noyaux plus gros. Au cours de cette réaction, de l’énergie est libérée sous la forme de neutrons particulièrement énergétiques.

    Cette réaction est néanmoins difficile à réaliser car les forces nucléaires qui lient les nucléons – protons et neutrons qui composent les noyaux – n’agissent qu’à très faible distance, alors que les noyaux des atomes se repoussent en raison de leur charge électrique positive similaire, et ne s’approchent donc pas assez près les uns des autres pour fusionner. Pour passer outre la force électrique et pouvoir fusionner, les noyaux doivent se trouver dans un état d’agitation thermique très grand. C’est le cas lorsqu’ils sont portés à très haute température, à une centaine de millions de degrés comme dans le soleil.

    Dans la pratique, les réacteurs thermonucléaires utilisent des isotopes de l’hydrogène (le deutérium et le tritium) pour produire de l’hélium et des neutrons.

    schéma de la réaction de fusion

    Schéma de la réaction de fusion thermonucléaire.

    La plupart des réacteurs thermonucléaires dans le monde sont des « tokamaks », conçus selon un modèle développé en Union soviétique à la fin des années cinquante. Ce sont des réacteurs qui ont une forme de « chambre à air » (de tore). Le gaz (le plasma), dans lequel est entretenue la réaction de fusion, est maintenu en l’état grâce à de puissants aimants.

    schéma du tore du tokamak JET

    Schéma du tore du tokamak JET (Dessin EFDA-JET).

    Ils ont été construits dans les années soixante-dix comme le TFTR américain, le JT-60 japonais ou le JET européen (Joined European Torus). Le CEA possède son propre tokamak, le Tore Supra, le seul muni d’aimants supraconducteurs.

    Le JET est le plus grand tokamak au monde : il a permis de générer la plus grande puissance électrique (16 megawatts) pendant environ une seconde. Un autre tokamak, deux fois plus grand est dans les limbes depuis 1986 : ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), actuellement considéré comme une priorité nationale en France, est le fruit d’une collaboration mouvementée entre européens, russes, japonais et américains. Ce dernier pourrait fonctionner en 2013. Avec 15 mètres de diamètre, il devrait permettre de générer 400 à 500 mégawatts pendant quelques centaines de secondes.

    (Plus d’informations sur le JET (en anglais) et sur Tore Supra (en français).)

    Les plasmas sont la forme la plus répandue de la matière dans l’univers : on en trouve dans les gaz interstellaires, dans les étoiles… On trouve aussi des plasmas dans des applications courantes comme les tubes à néon.

    Ils constituent le quatrième état de la matière (les trois autres étant l’état solide, liquide et gazeux). Ce sont des gaz ionisés, constitués donc de particules chargées (les ions).

    Les plasmas des tokamaks, comme ceux du soleil, doivent être maintenus à très haute température pour que la réaction de fusion soit entretenue et l’énergie produite. Le plasma est naturellement chauffé par le passage en son sein d’un courant électrique (effet joule) qui participe à l’établissement de ce que l’on nomme le confinement. On a également recours à un chauffage additionnel sous forme d’injection de particules neutres énergétiques pour augmenter les collisions et de chauffage par ondes radio-fréquences. Dans le cas du soleil, le plasma est confiné par gravité. Dans un tokamak, de puissants aimants assurent ce rôle formant un confinement immatériel sous forme de tore.

    Après avoir créé un plasma, l’objectif est qu’il soit auto-entretenu (comme le soleil) à l’image d’une bougie qui après avoir été enflammée par l’allumette se consume seule. C’est le seul moyen de récupérer plus d’énergie qu’on en injecte. Les tokamaks actuels ne sont pas assez grands pour cela : au mieux, on est parvenu à y générer 65% de l’énergie injectée (dans le JET en 97) pendant une seconde. ITER sera le premier tokamak dans lequel une réaction auto-entretenue sera envisageable.

    De l’expérimentation…

    La fusion a d’abord été utilisée à des fins militaires, dans les bombes nucléaires comme les bombes H. Mais sa mise en œuvre à des fins de production d’énergie reste du domaine de la recherche, et pour longtemps encore. Les chercheurs n’espèrent guère aboutir à un réacteur industriel avant 2050, et encore. Les difficultés sont autant d’ordre technique que scientifique. L’enjeu des recherches est en effet de réussir à créer et à entretenir un état de la matière particulièrement complexe, appelé plasma, similaire à celui dont est constitué le soleil. C’est en effet dans le plasma que peut se produire la réaction de fusion.

    À l'intérieur du tokamak JET

    À l’intérieur du tokamak JET : à gauche au repos, à droite avec plasma (Cliché EFDA-JET).

    Or pour que celui-ci se maintienne dans la durée, il faut des conditions de température et de densité extrêmes : 100 millions de degrés Celsius environ, et 1020 particules par mètre cube (soit 100 milliards de milliards de particules). Ces conditions sont réalisées naturellement dans le soleil. Pour les atteindre sur Terre, il faut chauffer et confiner cette sorte de « soupe gazeuse » au moyen d’un champ magnétique. Cela ne suffit pas. Il faut aussi éviter les pertes d’énergie, en particulier par turbulence. C’est l’un des problèmes majeurs non encore résolu.

    Les plasmas étant très chauds et très denses, ils sont particulièrement agités. Les particules s’y déplacent à quelque 1000 km/s. Dans un tokamak idéal, leurs trajectoires sont régulières. Dans les faits, des turbulences se créent comme dans une marmite d’eau bouillante. Des particules sont alors perdues, « déconfinées ».

    record de longévité pour un plasma

    Record de longévité pour un plasma : 4 minutes 25 secondes. Voir la vidéo de ce record, enregistrée par une caméra ccd (Vidéo CEA).

    Le plasma se décharge. Cette dissipation d’énergie va jusqu’à interrompre la réaction de fusion. À ce jour, le record de longévité pour un plasma créé au sein d’un tokamak est de… 4 minutes 25 secondes. Ce résultat a été obtenu sur le réacteur Tore Supra du CEA en septembre 2002.

    …à la visualisation des phénomènes

    Compte tenu du coût élevé des expériences, les chercheurs ont recours à des simulations, sur la base de modélisations numériques (comme cela a été entrepris pour les armes nucléaires). L’un des thèmes majeurs de recherche dans ce domaine concerne le confinement de la chaleur et des particules dans les plasmas de fusion. Les modèles numériques associés sont ceux de la turbulence plasma. Ces derniers (modèles cinétiques) sont résolus dans des espaces de dimension supérieure à 3. Ils demandent des moyens de visualisation très puissants. « À l’heure actuelle, une grande quantité d’informations, faute d’être visualisée, nous échappe », commente Virginie Grandgirard, ingénieur de recherche au CEA (Cadarache), et qui apporte ses compétences de mathématicienne au projet.

    L’un des enjeux numériques de la fusion thermonucléaire est de comprendre le transport de la chaleur et de l’énergie dans les plasmas. Les physiciens et les numériciens développent des modèles dits « gyrocinétiques » de plus en plus complexes pour simuler ce transport turbulent. Ce projet Gyrocinétique du CEA est réalisé en collaboration avec les universités de Marseille et de Nancy, ainsi qu’avec l’école polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse).

    Actuellement les modèles de visualisation associés sont très simplifiés. « Ils permettent seulement de visualiser des coupes en deux dimensions, au mieux trois », indique Virginie Grandgirard, membre de Gyrocinétique et de l’Action de recherche coopérative Plasma de l’INRIA. Or pour une description précise du transport turbulent dans les plasmas de tokamaks, il faut des modèles cinétiques en cinq dimensions : les trois dimensions de l’espace et les vitesses parallèle et perpendiculaire aux lignes de champ magnétique. Les outils de visualisation nécessaires sont développés dans un projet commun avec l’INRIA. L’objectif est de visualiser ces simulations et leur évolution dans le temps.

    Les outils de l’INRIA permettent pour l’instant une visualisation en trois dimensions et dans le temps : un film en volume donc. Cela prend environ quatre jours pour simuler de la sorte un petit volume de plasma. Pour visualiser en quatre dimensions, il faudra imaginer des solutions tout à fait inédites : par exemple suivre la distribution des particules le long de l’axe de la vitesse parallèle.

    Visualisation avancée d'une portion de tore

    Visualisation avancée des variations du potentiel dans le tore.
    Rendu volumique montrant globalement les variations du potentiel dans le tore. Ici, les fortes valeurs du potentiel (en rouge) sont rendues opaques, les autres valeurs sont transparentes. Ceci permet de mieux appréhender la structure du potentiel.

    Les physiciens attendent donc beaucoup des méthodes de visualisation telles que celles développées avec l’INRIA, dans le cadre d’une action de recherche coopérative. Explication de Bruno Lévy, chercheur au Loria : « Par notre technique de visualisation, nous pouvons désormais suivre la distribution des particules dans les trois dimensions de l’espace ». Sur la petite vidéo, les couleurs illustrent en effet les niveaux d’énergie des particules.

    Inutile de dire que de tels modèles manipulent d’énormes quantités de données. Environ 300 mégaoctets dans les simulations actuelles, des téraoctets avec des modèles numériques plus précis. Il faut quelques secondes pour créer chaque image. Le film est visualisé ultérieurement. Bientôt, il sera réalisé en temps réel (soit 24 images par seconde). L’un des objectifs à terme est de réussir à visualiser l’évolution temporelle des données en quatre voire cinq dimensions.

    Cela devrait aider notamment les physiciens à maîtriser des phénomènes complexes comme les turbulences. Ces tourbillons, en dissipant l’énergie du tokamak, nuisent au confinement jusqu’à interruption de la réaction. En visualisant leur évolution temporelle, les chercheurs espèrent trouver le moyen de les contrôler, et ainsi obtenir un plasma auto-entretenu. Alors seulement on pourra parler de l’énergie de fusion comme énergie du futur.

    Cette action de recherche réunit cinq équipes depuis février 2002. Les recherches concernent la simulation et la visualisation de plasmas de fusion thermonucléaire en quatre dimensions.

    Les partenaires sont l’INRIA (projet ISA du Loria à Nancy), le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) à Cadarache et trois unités mixtes de recherche du CNRS : le LPMI (Laboratoire de physique des milieux ionisés et applications) à Nancy, l’IRMA (Institut de recherche mathématique avancée) à Strasbourg et le LSIIT (Laboratoire des sciences de l’image, de l’informatique et de la télédétection) à Strasbourg.

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    Isabelle Bellin

    Journaliste scientifique.
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