Variations autour du mot Interstices
Ce texte a été rédigé par Hervé Le Tellier pour le lancement d’Interstices en 2004.
On ne doit jamais taire la genèse des mots. L’interstice fut d’abord l’intertisse. La consonance évoque le tissage, à tort. Le mot est emprunté au bas-latin intertitium, « interstice, intervalle », formé sur le parfait interstit du verbe interstare, se trouver entre.
On parla d’abord d’interstice de temps, de ce soleil qui « n’existe que par interstices ». Puis, en 1575, le chirurgien Ambroise Paré l’utilisa pour désigner un petit espace vide entre deux corps, en particulier l’espace intervertébral. Il note : « Il y a de chacun costé quatre [veines] lumbales, à sçavoir aux quatre interstices des cinq vertebres des lumbes ». Cet usage spatial s’imposa.
L’interstice, parce qu’il implique le discret, la fracture, est au coeur de toute science de l’information. L’ordinateur est celui qui ordonne et combine. Mais sans discontinuité, sans séparation, aucun ordre, aucune manipulation n’est possible.
L’électronique est un univers architecturé, tout de portes et de ponts, de ruptures et de sauts, l’informatique, un monde séquencé, d’impulsions et de saccades, d’entrées et de sorties. Dans l’un comme dans l’autre, les interstices temporels et spatiaux deviennent chaque année plus minces et plus nombreux.
Il y aurait aussi dans l’idée d’interstice quelque chose d’une faille, d’une défaillance, presque d’un défaut. Si la lumière, dans la grange, filtre par les interstices entre les planches, c’est que leur assemblage est grossier. Pourquoi pas ? Après tout, la science avance de manière granuleuse, par inférences, par à-coups. Entre deux percées, il y a nécessairement une attente, mieux, un mûrissement.
Pourtant, il y a plus que ce simple constat. Si l’interstice était la faille nécessaire, celle qui laisse la place au doute, donc à la recherche ? Un mur lisse, égal, n’offre guère de prise. Il faut un vide entre deux briques pour qu’une nouvelle s’intercale, qu’un outil se glisse. Une science sans interstice, complète, serait une discipline éteinte, une doctrine fossilisée.
Et si le langage lui-même n’était rien d’autre qu’une aventure de la faille ? Après tout – sauf à croire que notre langue est née en l’état où nous la pratiquons -, toute son histoire est celle d’un incessant comblement du sens.
Saussure écrivait : « Loup désignera le chien tant que le mot chien n’existera pas ». Le chien a jailli du loup par une fêlure dans le mur d’une langue qui tente désespérément d’appréhender le réel, en comblant ses propres interstices.
Car l’interstice, dans la langue comme dans la science et le grenier, a une particularité. Ce n’est jamais lui que l’on aperçoit. C’est le rai de lumière qui démasque l’interstice, et c’est cette lumière qui finit par s’imposer, tout comme le mot chien nous a fait oublier ce temps où l’idée de chien n’avait aucun sens. L’interstice symbolise cette fécondité du vide. S’il disparaît, c’est, comme le phénix, pour mieux renaître, ailleurs.