L’intelligence visuo-motrice
De nombreux agents mobiles autonomes tels que l’homme, le chat, la mouche, sont capables de se guider dans les environnements les plus imprévus, sans utiliser ni radar, ni sonar et sans être reliés par un ombilical à quelque supercalculateur. Pour contrôler finement leur navigation et éviter les obstacles, ces « véhicules » font appel à un système visuel embarqué, dont les capteurs sont passifs et dont les processeurs neuronaux répétitifs effectuent en parallèle et de manière asynchrone des milliers de calculs sur le flux visuel, c’est-à-dire sur l’image rétinienne mouvante qui accompagne en particulier la locomotion.
À tout organisme qui ose faire un pas en avant se pose le problème, considéré comme ardu en intelligence artificielle, d’élaborer rapidement une commande motrice à partir de maints signaux de référence visuelle. Extraire l’information utile du flux visuel impose l’existence, dans les systèmes visuels animaux, d’un gigantesque réseau de neurones détecteurs de mouvement. On sait, depuis une quarantaine d’années, que de tels neurones existent non seulement dans le système visuel des vertébrés, mais aussi dans celui des insectes, ce qui présente par ailleurs des avantages certains pour l’analyse comportementale de contrôles visuo-moteurs plus savants et de leurs bases neuronales. En effet, en étudiant les modèles animaux les plus simples, qui sont les plus faciles à appréhender, il est possible de mieux cerner les mécanismes premiers mis en jeu. Grâce à la stabilité des structures neuronales, qui présentent de grandes ressemblances au cours de l’évolution des espèces, ces résultats aident à comprendre les systèmes nerveux plus évolués.
Quand l’œil à facettes de la mouche…
La mouche est un aéronef agile dont les yeux composés sont de véritables joyaux d’optronique et de neuronique intégrées. Un œil comporte 6 000 facettes, et la lumière arrivant sur chacune d’entre elles est analysée par 8 cellules photo-sensibles, soit 48 000 cellules au total. Les yeux abritent un réseau cristallin de neurones chargés du traitement parallèle de signaux électriques analogiques (0-100 mV) issus des 6 000 pixels. Fort d’environ un million de neurones, ce réseau envoie des « commandes électriques de vol » à 17 paires de muscles actionneurs qui ajustent en temps réel l’amplitude, la fréquence et l’angle d’attaque des ailes, permettant ainsi à l’animal de redresser son vol, d’éviter les obstacles et de garder le cap. Contrôles en roulis, tangage et lacet sont gérés par des lots spécifiques de neurones dont la forme et la réponse électrique sont aujourd’hui connues avec précision. Mais les 48 000 capteurs opto-électriques que renferme le cockpit de la mouche ne sauraient assurer leur fonction correctement s’ils n’envoyaient pas eux-mêmes des commandes électriques à 21 paires d’actionneurs assurant le positionnement dynamique de la tête, porteuse de ces mêmes capteurs. Un microscope de stimulation spécial exploitant l’une des 6 000 facettes de l’œil comme objectif (diamètre : 25 µm, distance focale : 50 µm) nous a permis de stimuler une à une les cellules photoréceptrices de la mosaïque rétinienne (diamètre : 1 µm) et de découvrir la logique cachée d’un neurone détecteur de mouvement, élément de base pour le contrôle de la navigation aérienne.
…guide les pas du robot
Les principes de traitement du signal relatif aux neurones détecteurs de mouvement chez la mouche ont pu être transposés en opto-électronique et incorporés au système visuel d’une créature terrestre artificielle. Cette créature expérimentale, dont l’œil composé est équipé d’une centaine de facettes et de plusieurs ganglions optiques, apprécie la distance des obstacles à partir du flux visuel et réussit à les contourner à une vitesse de 50 cm/s, ce qui représente pour elle une grande vitesse. Tant la conception que la réalisation électronique (parallèle et analogique) de cette créature s’inspirent des réseaux neuronaux naturels, avec certaines de leurs contraintes.
Cette synthèse d’un système visuel partiel a montré que, couplé à un système visuo-moteur simple basé sur l’établissement d’une carte locale de l’environnement, un réseau de neurones détecteurs de mouvement est suffisant pour permettre à un véhicule de circuler dans un environnement encombré tel qu’une forêt. Par ailleurs, l’adjonction d’un système visuel auxiliaire chargé de détecter la cible à atteindre, nous a permis de faire une première incursion dans cet art, propre aux systèmes nerveux naturels, de la « fusion multisensorielle » à base de réseaux de neurones analogiques.
En nous inspirant de principes sensorimoteurs élucidés chez la mouche ou chez l’homme, nous avons pu en une quinzaine d’années construire sept robots neuromimétiques, terrestres ou aériens, qui sont venus enrichir notre compréhension du vivant tout en donnant naissance à divers brevets de capteurs ou de pilotes automatiques innovants.
Construire un agent mobile autonome doué d’intelligence visuo-motrice en s’imposant délibérément des contraintes biologiques permet :
- d’apprécier la raison d’être, voire l’ingéniosité des solutions que nous propose l’évolution ;
- de guider la recherche neuro-anatomique et neurophysiologique en prédisant le genre de circuits que l’on peut s’attendre à découvrir dans le cerveau d’une créature mobile vivante ;
- d’apporter du même coup à la robotique mobile des solutions de contrôle visuo-moteur « bas niveau », robustes et bien éprouvées, susceptibles de compléter harmonieusement l’exécution de tâches de plus haut niveau, telle la planification de trajectoires.
Si cette approche de type « intelligence artificielle » s’est révélée riche en retombées physiologiques, c’est parce qu’elle nous a contraints à examiner de sérieux problèmes déjà résolus par le système nerveux des mobiles vivants les plus humbles qui, dès le Cambrien, il y a plus de 500 millions d’années, savaient transporter leur œil dans les environnements les plus complexes.
Une première version de cet article est parue dans le Courrier du CNRS n°79.
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Nicolas Franceschini