Sciences du numérique et développement durable : des liens complexes
Le développement durable a pour but de garantir aux générations présentes et futures la capacité à répondre à leurs propres besoins. Pour cela, il prend en compte les aspects économiques, environnementaux, sociaux et culturels sur le long terme. Il s’est récemment imposé comme l’objectif à atteindre en réponse à l’emballement de la crise écologique et sociale dont les manifestations s’intensifient : changement climatique, raréfaction des ressources naturelles, déforestation, appauvrissement de la biodiversité, accroissement des écarts entre pays développés et en voie de développement, etc.
Les sciences et techniques de l’information et de la communication, ou sciences du numérique, plus jeunes parmi les sciences, ont connu un formidable essor au XXe siècle, qui se poursuit encore aujourd’hui. Elles révolutionnent nos sociétés, nos relations, nos vies…
Leur positionnement par rapport à la problématique du développement durable est complexe, puisqu’elles ont à la fois le rôle d’acteur et de consommateur dans ce contexte. Elles sont souvent perçues comme un levier potentiel pour réduire les émissions de gaz à effet de serre des autres industries (effet IT4Green). Mais, dans le même temps, elles en produisent elles-mêmes dans des proportions de plus en plus inquiétantes : entre 2 et 10% de la production mondiale de CO2 suivant les études (voir notamment celle de Mark Mills pour Digital Power Group en 2013, « The Cloud Begins With Coal », et celle de Gartner en 2007, « Gartner Estimates ICT Industry Accounts for 2 Percent of Global CO2 Emissions »). À titre de comparaison, l’aviation représente environ 2% des émissions de CO2. Mais, d’une part, l’aviation n’est pas considérée comme une industrie ‘verte’ et d’autre part, sa croissance est actuellement nettement moins importante que celle des sciences du numérique.
Les sciences et techniques de l’information et de la communication peuvent réduire les émissions de gaz à effet de serre d’autres industries, notamment à travers l’optimisation et l’automatisation des procédés, mais aussi en offrant des solutions innovantes. Citons par exemple l’emploi des sciences du numérique pour limiter le transport, gros émetteur de gaz à effet de serre : la visioconférence permet de limiter les déplacements humains et les sites de covoiturage de les optimiser. Des journaux en ligne aux bâtiments intelligents, le numérique envahit tous les secteurs de l’économie avec bien souvent un argument écologique. Qu’en est-il réellement ?
Pour expliciter ce positionnement complexe des sciences et techniques de l’information et de la communication dans la problématique du développement durable, nous avons retenu trois axes de réflexion, que nous développerons dans trois articles sur Interstices :
- la prolifération et la dissémination des composants électroniques
- l’augmentation massive des centres de données
- la consommation énergétique des logiciels.
Prolifération et dissémination des composants électroniques
L’analyse de cycle de vie est une méthode d’évaluation environnementale qui consiste à analyser les flux (extraction de ressources, émission de substances) pour chaque étape du cycle de vie d’un produit ou d’un service : depuis l’extraction des métaux nécessaire à sa fabrication, en passant par la phase d’usage du produit jusqu’au traitement du produit devenu déchet. Cette analyse est multicritère, c’est-à-dire qu’elle permet de chiffrer des impacts de différentes catégories : les gaz à effet de serre, la biodiversité, la toxicité, la pression sur les ressources non renouvelables, etc.
Par exemple, concernant l’impact sur les gaz à effet de serre, les analyses de cycle de vie montrent que, pour ce qui est des équipements des usagers (ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.), la phase de fabrication a significativement plus d’impact que la phase d’usage en France. Les sciences du numérique peuvent intervenir dans l’éco-conception des composants électroniques, le recyclage et plus encore l’allongement de la durée de vie des appareils.
Augmentation massive des centres de données
Des volumes de données astronomiques sont générés par l’utilisation des équipements électroniques. Le stockage et le traitement de ces données reposent souvent sur des centres de données. Les analyses de cycle de vie montrent que la phase d’usage est alors prépondérante. Une première solution consiste à améliorer l’efficacité énergétique des centres de données. Une deuxième solution est de mutualiser les ressources, par exemple en utilisant le Cloud. D’une part, grâce à la virtualisation, il permet l’augmentation du taux d’utilisation des serveurs physiques. D’autre part, son modèle économique permet le partage de ressources informatiques externes aux utilisateurs. La mutualisation des ressources est ainsi perçue – et vendue – comme un moyen de limiter la consommation énergétique et donc les émissions de gaz à effet de serre qui en découlent. Cependant, à l’échelle mondiale, à cause d’un effet rebond connu sous le nom de paradoxe de Jevons, le nombre de centres de données a continué d’augmenter et leur consommation également. Une troisième solution est de gérer l’énergie grâce à des capteurs et à un système de traitement de données adapté. Cette optimisation entraîne des besoins conséquents en appareils électroniques et en centres de données, illustrant ainsi les rapports complexes entre les sciences du numérique et le développement durable.
Consommation énergétique des logiciels
L’augmentation constante des capacités des appareils conduit à une augmentation des demandes des applications. Ainsi sont apparus les obésiciels. Cette voracité en ressources se retrouve également dans les volumes de données générées par les applications. Elle contribue fortement à réduire la durée d’utilisation des appareils. C’est le phénomène de l’obsolescence : l’appareil est dépassé en raison de l’évolution des logiciels. Les sciences du numérique doivent agir sur leur propre impact direct sur le développement durable, en particulier au niveau logiciel, car d’importants effets leviers peuvent être mis en œuvre à ce niveau. L’éco-conception des logiciels consiste à optimiser leur empreinte écologique et permet de réels gains en énergie. Contrairement au cas des centres de données, l’utilisateur peut agir directement sur son utilisation des logiciels et jouer un rôle déterminant pour réduire leurs impacts.
Conclusion
Les sciences du numérique, consommatrices d’énergie et de ressources, mais aussi génératrices de polluants, peuvent cependant se révéler comme de formidables outils pour concevoir et expérimenter des usages et pratiques éco-responsables et ainsi réduire les impacts environnementaux d’autres secteurs fortement émissifs. Faisons en sorte que les défauts et les conséquences néfastes de l’utilisation du numérique ne viennent pas en gommer les bénéfices pour les générations à venir. De l’ingénierie d’éco-conception à l’amélioration des traitements de fin de vie en passant par un frein au « gaspillage » matériel et logiciel, qu’on soit chercheur, législateur, utilisateur professionnel ou simple citoyen, chacun peut à sa mesure, avec ses moyens, ajuster ses recherches, ses pratiques, ses décisions pour un monde plus respectueux de la planète et des hommes.
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Laurent Lefèvre
Chargé de recherche Inria, membre de l'équipe AVALON au sein du laboratoire de l'Informatique du Parallélisme (LIP, UMR 5668).