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Photo © Massachusetts Institute of Technology (MIT). Source : Computer History Museum
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    Marvin Minsky, un père visionnaire de l’intelligence artificielle

    Intelligence artificielle
    Histoire du numérique

    Marvin Minsky est mort le 24 janvier dernier à Boston d’une hémorragie cérébrale. Né le 9 août 1927, il avait 88 ans. Ceux qui connaissent un peu l’histoire de l’intelligence artificielle (IA) associent son nom à la création de ce vaste domaine de recherche. Il est sans doute utile de rappeler tout d’abord dans quelles circonstances l’IA est née, le rôle que Marvin Minsky y a joué, avant de donner une idée de ses contributions principales, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité.

    L’acte de naissance de l’IA correspond à un programme de recherche ayant donné lieu à une série de réunions, entre 10 participants, organisées à Dartmouth College (Hanover, New Hampshire, Etats-Unis) au cours de l’été de 1956. La demande d’obtention d’un soutien financier, écrite l’été précédent, s’intitulait A proposal for the Dartmouth summer research project on artificial intelligence. Le nom du nouveau domaine de recherche y fait sans doute sa première apparition. Cette demande était signée par John McCarthy (1927-2011), à qui on attribue la proposition du terme « Artificial Intelligence », Marvin Minsky (1927-2016), Nathaniel Rochester (1919-2001) et Claude Shannon (1916-2001). Alors que les deux premiers n’avaient pas encore 30 ans, les deux aînés cautionnaient le projet : Rochester avait conçu l’ordinateur IBM 701 sorti en 1952 pour le calcul scientifique et écrit le premier programme en langage assembleur, tandis que Claude Shannon avait contribué aux fondements de la théorie de l’information, après des travaux pionniers sur l’utilisation de l’algèbre de Boole pour décrire des machines à relais dans sa thèse de mastère de 1937, et s’intéressait aux principes de base de la programmation du jeu d’échec.

    En plus des quatre signataires du projet figurant sur la demande, il y avait donc six autres participants avec des formations et des préoccupations assez différentes. Parmi eux, deux psychologues, Allen Newell (1927-1992) et le futur prix Nobel d’économie Herbert A. Simon (1916-2001). Ils venaient de proposer, en collaboration avec John Cliff Shaw (1922-1991), un premier programme d’ordinateur, le « Logic Theorist », capable de démontrer des théorèmes en logique tels que ceux apparaissant dans les Principia Mathematica de Whitehead et Russell. Quant à Oliver Selfridge (1926-2008), il est un des pères de la reconnaissance des formes, à l’origine des idées de filtrage (« pattern matching ») et de « démon » qui permet d’associer des mécanismes opératoires au processus de filtrage. Arthur Samuel (1901-1990) est un pionnier des programmes de jeux de dames et d’échec, et père de la méthode d’élagage alpha-bêta. Enfin, il y avait aussi Ray Solomonoff (1926-2009), pionnier de l’apprentissage probabiliste, et Trenchard More, le plus jeune et maintenant le seul survivant travaillant alors sur les systèmes de déduction logique proches de ceux du logicien Gerhard Gentzen (1909-1945). On voit donc que dès ses débuts, l’IA apparaissait diverse dans ses préoccupations et ses méthodes. Le nom était cependant loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs présents, certains ne voyant là que du traitement complexe d’informations…

    Marvin Minsky était donc, avec John McCarthy, l’un des deux jeunes chercheurs à l’initiative de ces rencontres qui, dans des registres différents, allaient ensuite fortement marquer le développement de la discipline : le premier privilégiant l’usage de représentations structurées (‘frames’ en anglais) de stéréotypes de situations pouvant inclure différents types d’information ; le second défendant une vision purement logique de la représentation des connaissances.

    perceptrons-1st-300Déjà en 1951, inspiré par Warren McCulloch (1898-1969) et Walter Pitts (1923-1969), Marvin Minsky, en équipe avec Dean Edmonds (un jeune diplomé en physique), avait construit le premier réseau de 40 neurones artificiels qui simulait un rat cherchant sa nourriture dans un labyrinthe : le SNARC (« Stochastic Neural Analog Reinforcement Computer »), avec des synapses capables d’ajuster leur pondération en présence de succès ou d’échecs. Puis il se mit à étudier les perceptrons — le type le plus simple de réseau de neurones formels — inventés en 1957 par Frank Rosenblatt (1928-1971) qu’il connaissait depuis l’adolescence. Marvin Minsky, en collaboration avec le mathématicien Seymour Papert (né en 1928), féru de psychologie et père du langage de programmation Logo, mit alors en évidence des limitations des perceptrons.  Ils mirent entre autres en question la possibilité d’une représentation de certains connecteurs logiques comme le ‘ou exclusif’, ou la capacité de vérifier si une figure labyrinthique, comme celle reproduite sur la couverture du livre « Perceptrons », est bien connexe. Leurs observations induisirent pour plus d’une décennie une mise à l’écart de l’approche connexionniste.

    En 1959, Marvin Minsky et John McCarthy fondèrent le M.I.T. Artificial Intelligence Project qui deviendra plus tard le MIT Computer Science and Artificial Intelligence Laboratory. Pour Marvin Minsky, la réalisation d’intelligences artificielles excède les capacités d’une seule forme de modélisation logique ou autre, et requiert l’interaction de multiples unités spécialisées dans des tâches différentes. Sa curiosité débordera souvent des questions classiques de l’IA, il s’intéressera notamment à la mémoire, à la conscience, à l’inconscient, aux émotions. Il argumentera toujours en faveur de l’idée qu’à terme, la machine pourrait supplanter l’intelligence humaine.

    Minsky-Marvin-SocietyofMindCoverTout au long de sa carrière, Marvin Minsky défendra une vision du fonctionnement du cerveau basée sur l’interaction entre une multiplicité d’agents, hiérarchisés, la combinaison des agents de base devant permettre des agencements capables d’opérations complexes. Il développera d’ailleurs cette idée dans son livre « The society of mind ». Toute son œuvre est marquée par une pensée non conventionnelle, comme pouvait l’être aussi sa manière de s’habiller. Mentionnons aussi son incursion réussie dans le monde de la science-fiction en compagnie de l’écrivain Harry Harrison (1925-2012), avec leur livre « The Turing option ».

    Marvin Minsky recevra de nombreuses distinctions dont le prix Turing en 1969, et l’IJCAI Research Excellence Award en 1991. Sa pensée à l’écart des courants dominants du moment, en apparence simple et novatrice, devrait longtemps rester une source d’inspiration pour les recherches en IA et en sciences cognitives. Terminons par deux citations de Marvin Minsky écrites à 40 années d’intervalle, extraites des avant-propos de deux de ses livres, qui montrent la constance de sa pensée toujours tendue dans la même direction :

    « It would indeed be reassuring to have a book that categorically and systematically described what all these machines can do and what they cannot do, giving sound theoretical or practical grounds for each judgment. However, although some books have purported to do this, it cannot be done for the following reasons : a) Computer-like devices are utterly unlike anything which science has ever considered — we still lack the tools necessary to fully analyze, synthesize, or even think about them ; and b) The methods discovered so far are effective in certain areas, but are developing much too rapidly to allow a useful interpretation and interpolation of results. The abstract theory — as described in this book — tells us in no uncertain terms that the machines’ potential range is enormous, and that its theoretical limitations are of the subtlest and most elusive sort. There is no reason to suppose machines have any limitations not shared by man. »

    (Extrait de Computation : Finite and Infinite Machines. Prentice Hall, 1967)

    « So naturally, psychologists tried to imitate physicists — by searching for compact sets of laws to explain what happens inside our brains. However, this book will argue that this quest will fail because no simple such set of laws exists, because every brain has hundreds of parts, each of which evolved to do certain particular kinds of jobs ; some of them recognize situations, others tell muscles to execute actions, others formulate goals and plans, and yet others accumulate and use enormous bodies of knowledge. And though we don’t yet know much about how each of those hundreds of brain-centers works, we do know that their construction is based on information that is contained in tens of thousands of inherited genes — so that each brain-part works in a way that depends on a somewhat different set of laws. »

    (Extrait de The Emotion Machine : Commonsense Thinking, Artificial Intelligence, and the Future of the Human Mind. Simon & Schuster, 2007)

    Pour en savoir plus, voir l’ensemble des références citées dans cet article.

    • [1] D. Crevier. The Tumultuous History of the Search for Artificial Intelligence. Basic Books, Harper Collins Publ., New York, 1993. Trad. française : A la Recherche de l’Intelligence Artificielle, Champs, Flammarion, 1997.
    • [2] H. Harrison and M. Minsky. Le problème de Turing. Trad. de The Turing
      Option, 1992 ; préface de G. Klein, Le Livre de Poche, Laffont, 1994.
    • [3] J. McCarthy, M. Minsky, N. Rochester, C. E. Shannon. A proposal for the
      Dartmouth summer research project on artificial intelligence, August 31, 1955. The AI Magazine, 27 (4), 12-14, 2006.
    • [4] M. Minsky. Computation : Finite and Infinite Machines. Prentice Hall, 1967.
    • [5] M. Minsky and S. Papert. Perceptrons : An Introduction to Computational Geometry. The MIT Press, Cambridge, Ma, 1969 (2nd éd. corrigée, 1972, Expanded edition, 1987).
    • [6] M. Minsky. A framework for representing knowledge. MIT-AI Laboratory
      Memo 306, 120 p., June, 1974. Reprinted in The Psychology of Computer Vision, (P. Winston, ed.), McGraw-Hill, 1975.
    • [7] M. Minsky. Minsky’s frame system theory. Proc. of the 1975 Workshop on
      Theoretical Issues in Natural Language Processing (TINLAP ’75), Association
      for Computational Linguistics, Cambridge, Ma, 104-116, 1975 (l’article fut originellement publié sans nom d’auteur, d’où son titre).
    • [8] M. Minsky. K-lines. A theory of memory. Cognitive Science, 4 (2), 117-133,
      1980.
    • [9] M. Minsky. Jokes and the logic of the cognitive unconscious. In : Cognitive
      Constraints on Communication, (L. M. Vaina and J. Hintikka, eds.), D. Reidel, 1981.
    • [10] M. Minsky. Why people think computers can’t. AI Magazine, 3 (4) : 3-15,
      1982.
    • [11] M. Minsky. The Society of Mind. Simon & Schuster, Inc.1986, Trad. J.
      Henry, La Société de l’Esprit, Interéditions, Paris, 1988.
    • [12] M. Minsky. Logical versus analogical or symbolic versus connectionist or neat versus scruffy. AI Magazine, 12 (2) : 34-51, 1991.
    • [13] M. Minsky, P. Singh, A. Sloman. The St. Thomas Common Sense Symposium
      : Designing Architectures for Human-Level Intelligence. AI Magazine 25 (2), 113-124, 2004.
    • [14] M. Minsky. The Emotion Machine : Commonsense Thinking, Artificial Intelligence, and the Future of the Human Mind. Simon & Schuster, 2007.
    • [15] J. Moor. The Dartmouth College Artificial Intelligence Conference : The
      Next Fifty Years. AI Magazine 27 (4) : 87-91, 2006.
    • [16] P. Marquis, O. Papini, H. Prade. Eléments pour une histoire de l’intelligence
      artificielle. In : Panorama de l’Intelligence Artificielle. Vol. 1, Représentation des Connaissances et Formalisation des Raisonnements, (P. Marquis, O. Papini, H. Prade, eds.), Cépaduès Editions, 1-39, 2014.
    • [17] P. Marquis, O. Papini, H. Prade. Quelques éléments pour une préhistoire de
      l’intelligence artificielle dans les quatre derniers siècles. Actes des Huitièmes
      Journées de l’Intelligence Artificielle Fondamentale (IAF’14), Angers, 11-13 juin, 148-157, 2014.
    • [18] F. Rosenblatt. Principles of Neurodynamics : Perceptrons and the Theory of
      Brain Mechanisms. Spartan Books, 1962.
    • [19] C. E. Shannon. Programming a computer for playing chess. Pré à la National
      Institute of Radio Engineers Convention le 9 Mars 1949, New York, Philosophical Magazine (7th series), XLI (314), 256-275, 1950.

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    Henri Prade

    Directeur de recherche CNRS, à l'Institut de Recherche en Informatique de Toulouse (IRIT). 

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