Alan Turing, un souffle de génie
À l’image d’une course, la vie du savant britannique Alan Mathison Turing (1912-1954) fut aussi courte que dense. Son originalité fut immense, des fondements théoriques de l’informatique à la construction des premiers ordinateurs, en passant par l’ouverture de nouvelles pistes en biologie théorique.En à peine vingt ans, il a profondément transformé de nombreux champs scientifiques, non seulement dans leurs contenus mais aussi dans leurs rapports réciproques. Qu’on en juge plutôt. Entré au King’s College de l’université de Cambridge en 1931, il commence par faire des études de mathématiques et se spécialise dans le calcul des probabilités où il démontre un résultat important, dont il apprend plus tard qu’il a déjà été prouvé, mais qui lui vaut une bourse de recherche. En 1936, il obtient en logique mathématique des résultats qui fondent un nouveau champ théorique, celui de la « calculabilité », la théorie du calcul, qui constituera la base théorique de l’informatique. En 1937, c’est le départ pour les États-Unis, il se rend à l’université de Princeton pour travailler avec l’un des spécialistes mondiaux de ce qui deviendra la théorie des langages de programmation.
Alan et l’énigme
La seconde guerre mondiale fait la part belle aux échanges cryptés. Alan Turing, de retour en Grande-Bretagne, est affecté au service de cryptologie de l’armée britannique. Il en devient une figure centrale : il tente, au jour le jour, de décrypter les ordres envoyés par les Allemands à leurs sous-marins faisant le blocus de l’Angleterre et perfectionne la mécanisation du renseignement pour permettre de desserrer l’étau qui menace d’asphyxier le pays. Il s’initie à la technologie électronique lors d’un voyage secret aux États-Unis en 1942-1943 et, dès la fin de la guerre, il projette de réaliser matériellement ce dont il avait dressé le plan dans son article de 1936 : l’ordinateur. Il fait partie des différentes équipes britanniques qui se lancent dans sa construction ; le premier ordinateur est réalisé en 1948 à l’université de Manchester qu’il a rejointe entre temps. Après avoir posé les premiers jalons de la réflexion philosophique sur la simulation de la pensée au moyen de l’ordinateur, il se lance dans l’étude de l’émergence des formes naturelles en biologie et propose un modèle d’émergence des formes vivantes dont on reconnaît aujourd’hui pleinement la portée.
Victime de l’intolérance de son époque
Sa carrière s’arrête abruptement : reconnu coupable d’homosexualité en 1952 devant un tribunal de Manchester, il est condamné à une castration chimique, qu’il choisit de préférence à l’emprisonnement, en vue de poursuivre ses recherches. Surveillé dès lors par la police, en pleine guerre froide, il met fin à ses jours à l’âge de quarante-deux ans, le 23 juin 1954, en ingérant une pomme ayant macéré dans du cyanure. Où se situe l’unité d’une œuvre à la fois si courte, si originale et si diverse ? C’est sûrement l’informatique qui en constitue le fil directeur et s’il nous semble normal aujourd’hui d’associer autour de l’informatique des résultats provenant de la logique, des mathématiques, de la physique et de l’ingénierie, on a tendance à oublier que cette association n’a rien de naturel : Alan Turing, sans doute plus que tout autre, en a conçu la possibilité et en a posé les premiers jalons.
Du formel à la forme
Parti d’une réflexion sur la nature et la portée logique du langage formel, Alan Turing en est progressivement venu à en concevoir les limites et à s’intéresser à la notion biologique de « forme vivante » dont l’organisation interne ne relève pas d’un code formel : aussi sont-ce bien ces deux significations du mot « forme » qui résonnent encore dans le mot même d’« informatique » et qui résument à elles seules tout le parcours intellectuel d’Alan Turing. Au cœur de l’informatique se situe la notion de « calcul » et Alan Turing a consacré sa vie à en explorer la nature et la portée. Alors que, jusqu’à lui, cette notion était envisagée comme un simple outil au service de la mesure des grandeurs et des nombres, il en a révélé la forme propre et, en l’étudiant pour elle-même, en a aussi délimité la portée légitime. La grande découverte qu’il a faite en 1936, dont il explore les conséquences dans les champs scientifiques les plus divers jusqu’à son dernier article de 1954, se présente en effet de la façon suivante : en se plaçant du point de vue interne au calcul, on parvient à déterminer par un raisonnement négatif une classe de problèmes mathématiques qui échappe au calcul, c’est-à-dire à toute mécanisation possible : autrement dit, certains problèmes mathématiques n’ont pas de solution en termes de programme.
Quelles mathématiques pour la biologie ?
C’est donc entre le calculable et l’incalculable que se situent toutes les recherches d’Alan Turing et c’est de ce point de vue que l’ordinateur y joue un rôle central : machine à calculer intégralement déterministe dans un monde physique qui, globalement, ne l’est pas, l’ordinateur pose à nouveaux frais la question des rapports entre les cinq domaines du calculable et du non-calculable dans les sciences mathématiques comme dans les sciences de la nature. Or, de ce point de vue, que la nature puisse produire des formes organisées sans l’appui d’un programme déterministe demeure une énigme : comment rendre compte alors de l’apparition et de l’évolution des formes vivantes au cours du temps biologique ? La notion de programme préalable, intégralement structuré avant sa mise en œuvre, semble inadaptée car elle laisse de côté le caractère imprévisible de l’évolution des formes vivantes. Des avancées sont néanmoins possibles pour des cas simples, comme en témoigne le modèle morphogénétique décrit par Alan Turing en 1952.
Quelles mathématiques pour la pensée ?
C’est à partir de cette même interrogation sur les rapports qu’entretiennent calculable et non-calculable qu’Alan Turing envisage la question de la simulation de l’intelligence par l’ordinateur. Car si le cerveau humain est bien une organisation biologique et, comme tel, soumis au même régime de transformation que celui qui touche toutes les formes vivantes, quel sens y a-t-il à tenter d’en simuler les fonctions à partir d’une machine numérique telle que l’ordinateur, qui n’est précisément pas soumis à ce régime de transformation puisqu’il n’est pas une forme vivante ?
Dans un article philosophique publié en 1950, Alan Turing répond à première vue à la question par un raisonnement probabiliste dans lequel il fait le pari que d’ici cinquante ans, il n’y aurait plus moyen de distinguer, pour une personne non prévenue, les réponses données par un humain de celles données par un ordinateur et ce, sur n’importe quel sujet : la notion d’intelligence pourrait alors être découplée de celle du substrat biologique qu’est le cerveau.
À y regarder de plus près cependant, les réponses d’Alan Turing sont plus énigmatiques et laissent entendre que la notion d’intelligence ne se laisse pas si facilement séparer de son substrat biologique : les problèmes spécifiques soulevés par l’organisation et l’évolution de toute forme vivante se posent donc aussi dans ce cas particulier. Alan Turing a néanmoins inauguré à cette occasion un type de questionnement sur les rapports de simulation entre intelligence et ordinateur qui servira de cadre à la réflexion et ce, jusqu’à aujourd’hui.
La carrière d’Alan Turing, sans doute en partie brisée pour un délit d’homosexualité que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui, aura puissamment contribué à modifier en profondeur la façon même de concevoir et de produire des résultats scientifiques dans le monde contemporain en établissant, entre disciplines réputées indépendantes, des passerelles jusque-là insoupçonnées.
Cet article est paru dans la revue DocSciences n°14 Alan Turing : La pensée informatique, éditée par le CRDP de l’Académie de Versailles en partenariat avec Inria.
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Jean Lassègue