Envie de se changer les idées en vacances (ou pas) ?
Turing machine : saurez-vous trouver le code ?
Fabien Gridel, Yoann Levet (Scorpion Masqué, 2022)
Le principe du jeu : dans Turing Machine, l’objectif est de trouver, avant ses adversaires si on est en mode compétitif, un code de trois chiffres, chacun allant de 1 à 5. Au premier abord cela semble bien simple, mais l’intérêt du jeu arrive. Pour deviner le code, on interroge un proto-ordinateur (en carton) composé de 4 à 6 vérificateurs. Chaque vérificateur va tester un critère sur le code, et un seul code (parmi les 53 = 125 possibles) satisfait tous ces critères. Cela a toujours l’air simple ? Et si je vous dis qu’une carte « critères » n’en comporte pas un mais plusieurs, et que c’est à vous, en testant plusieurs combinaisons, de trouver lequel !
Un premier exemple : une carte critères s’intéresse à comparer un des chiffres du code à « 1 ». Les 3 critères figurant sur la carte sont : bleu = 1, jaune = 1, violet = 1.
On sait alors que la carte va valider tous les codes qui satisfont un critère précis parmi ces trois, mais on ne sait pas lequel. En particulier on sait déjà qu’un des trois chiffres est à 1. À vous donc de tester des codes avec un des chiffres à 1 jusqu’à en trouver un qui passera le test du vérificateur et vous révèlera le chiffre qui doit être à 1. Si le code 213 passe le test, alors c’est que le critère testé est : jaune (le deuxième chiffre) = 1, et on a trouvé le critère testé par la carte. On sait donc que n’importe quel autre code avec le chiffre du milieu à « 1 » passera ce test, par exemple 515. Si au contraire notre code 213 ne passe pas le test, on va essayer un autre code avec un « 1 » ailleurs. Par exemple 125. S’il passe le test, on sait que le code aura son premier chiffre (le bleu) à « 1 » sinon on sait que c’est le troisième chiffre qui vaut « 1 » .
Un exemple plus complexe : une autre carte s’intéresse à comparer la valeur de l’un des trois chiffres à 4. Dans ce cas, on ne vous dit ni quel chiffre on compare à 4, ni le résultat de la comparaison. Si le code 354 passe le test c’est que le critère testé est soit « le premier chiffre est < 4 », soit « le deuxième chiffre est > 4 » ou encore « le troisième chiffre est égal à 4 ». En faisant varier un seul des trois chiffres, on peut voir si le résultat du test change (auquel cas on a trouvé le chiffre testé et le critère). Si par exemple le code 554 ne passe pas le test, comme il ne diffère que d’un chiffre de 354 qui passait le test, c’est que la carte vérifie le premier chiffre, et que le critère (qui est vrai pour 354, faux pour 554 et compare un chiffre à 4) est « le premier chiffre est < 4 ».
Vous pensez avoir trouvé le critère testé par un vérificateur ? Super, il vous reste à faire de même pour tous les autres vérificateurs afin d’en déduire le code.
À chaque tour de jeu, chaque joueur choisit un code de trois chiffres, et le teste sur un maximum de 3 vérificateurs. Quand l’un des joueurs pense avoir trouvé le code, il le teste sur tous les critères. Si tous passent, il ou elle a gagné. Sinon la partie continue avec les autres joueurs. Et si deux trouvent au même tour, les ex-aequo sont départagés au nombre de tests effectués au cours de la partie.
Le guide de règles contient 20 problèmes, rangés par difficulté et par importance du hasard dans la phase de recherche. C’est très peu mais ce n’est pas grave, car le site contient un livret imprimable de près de 500 nouveaux problèmes et un générateur permettant de choisir son mode de jeu et la difficulté souhaitée et de générer des problèmes.
Et si votre cerveau ne chauffe pas encore assez, deux modes de jeu supplémentaires sont proposés. Pour le premier on met deux cartes critères devant chaque vérificateur au lieu d’une (et donc il faut trouver quel test est effectué parmi tous ceux proposés par chacune des deux cartes). Pour le deuxième c’est encore pire : on ne vous dit plus devant quel vérificateur mettre quelle carte critères ! Vos tests successifs doivent vous permettre petit à petit de décider la place de chaque carte (ainsi que le critère qu’elle teste comme d’habitude) afin de retrouver le code.
Vous vous demandez quel est l’intérêt scientifique du Turing machine ? Dans ce jeu, on passe son temps à faire des déductions et à croiser des informations. Les compétences en logique et en raisonnement, si importantes en mathématiques et informatique, sont donc renforcées grâce à ce jeu.
De plus on réfléchit aussi beaucoup au jeu de test qui va nous permettre, non pas de corriger un programme qu’on vient d’écrire, mais de deviner le programme (que l’on connaît seulement au travers d’indices via les cartes critères) qui tourne devant nous. Cela ressemble beaucoup au test en boîte noire (black box testing) où l’on s’assure de la correction d’un système sans avoir accès au code mais juste en jouant sur les entrées qu’on donne au système (ici les codes que l’on teste) et en observant les sorties (ici si le code passe ou non les tests).
Matériel : j’ai été séduite par le matériel de jeu. Choisir un code c’est superposer trois cartes multiperforées ne laissant plus apparaître qu’un seul trou. Et tester un critère revient à superposer notre code à une carte de vérification (choisie parmi une centaine suivant le problème) couverte de croix rouges et de coches vertes. Le signe apparaissant dans le trou du code nous donne la réponse au test.
Retour de nos testeurs : testé et approuvé entre amis (dans un séjour regroupant bien plus de boîtes de jeux que de personnes présentes). Même après l’effet découverte (jeu en rupture autour de Noël, d’autres joueurs en avaient entendu parler mais pas pu l’acheter) la boîte est rarement restée fermée. L’âge minimal annoncé de 14 ans n’a pas été une limite. Avec accompagnement, la plus jeune de 10 ans s’est lancée et a pu jouer en mode coopératif puis sur des niveaux faciles en autonomie.
Point négatif : parce qu’il en fallait bien un, ma principale critique porte sur le nom du jeu. Je m’attendais à voir un lien avec une machine de Turing (un ruban, des programmes à exécuter ou à écrire) et je ne l’ai pas trouvé. De même, parler d’interroger une intelligence artificielle pour tester une condition simple me semble franchement exagéré. Cependant, comme on me l’a signalé, cela veut dire que maintenant le nom Turing « fait vendre » et c’est en soi déjà une petite victoire.
La petite histoire du ballon de foot
Étienne Ghys (Éditions Odile Jacob, janvier 2023)
Sauriez-vous dessiner un ballon de football ? Par exemple, celui avec des pièces blanches et des pièces noires, qu’on appelle Telstar, qui date de 1970 (coupe du monde de football masculin à Mexico) et qui a perduré jusqu’au Tricolore en 1998 (coupe du monde en France). Pas si simple ! En lisant ce petit livre sur les ballons de football, vous découvrirez que ce ballon Telstar est composé de 32 pièces, les noires ayant cinq côtés et les blanches en ayant six. Ne vous fiez pas aux pancartes indiquant les stades de football en Angleterre, car les dessins sont faux ! Un comble au pays du football. Mais les mathématiques sont formelles : il est impossible de construire un ballon avec seulement des hexagones à six côtés.
Le ballon Telstar, avec ses pentagones et hexagones, répond au petit nom mathématique de « icosaèdre tronqué ». C’est difficile à imaginer, mais le livre est truffé de dessins qui visualisent très bien toutes les opérations géométriques utilisées pour construire le ballon.
Pourquoi un icosaèdre et pas un autre volume ? L’icosaèdre, sorte de dé à 20 faces toutes triangulaires, fait partie de la famille des polyèdres, ces solides avec plusieurs faces planes. Il fait aussi partie de la famille des cinq solides de Platon, qui sont des polyèdres particuliers. L’auteur explique pourquoi il n’existe pas de polyèdre avec seulement des faces hexagonales, donc pourquoi le ballon de football des pancartes anglaises n’est qu’un dessin… Par contre, il est possible de tronquer un polyèdre, comme pour le ballon Telstar. Et l’icosaèdre tronqué est presque rond, c’est utile pour un ballon de football… D’autres exemples de solides tronqués, issus des travaux d’Archimède, sont illustrés dans le livre.
Après cette digression géométrique, le livre revient aux ballons des coupes du monde de football. À partir de 2006, chaque coupe du monde a son propre ballon, révélé peu avant la compétition. En 2006 (coupe du monde en Allemagne), le ballon Teamgeist a quatorze pièces et est inspiré d’un octaèdre tronqué. L’octaèdre, qui est aussi un des solides de Platon, a huit faces triangulaires. Une fois tronqué, le solide a six faces carrées et huit faces hexagonales. Mais l’innovation repose dans la forme des pièces, dont les côtés sont des courbes. Le ballon Al Rihla de 2022 (coupe du monde au Qatar) est aussi inspiré de volumes tronqués, mais il va plus loin en brisant des symétries, avec des pièces légèrement différentes. De plus, ce ballon est connecté et envoie ses trajectoires en wifi.
À propos de trajectoires, les joueurs ne manquent pas de commenter celles du ballon à chaque coupe du monde. Poursuivons la lecture et quittons la géométrie pour faire un peu de physique. Sans résistance de l’air, le ballon suivrait une trajectoire en cloche (parabolique), comme l’a expliqué Galilée. La trajectoire du ballon est en réalité sensible à la viscosité de l’air. Ainsi que l’a observé Eiffel, le ballon ralentit beaucoup s’il est frappé lentement et très peu s’il est frappé fort, car l’air autour du ballon est plus ou moins turbulent. Un ballon lisse serait trop peu freiné, il doit donc être un peu rugueux. Le ballon Telstar l’est grâce à ses coutures. Vous avez sans doute remarqué que le ballon Al Rihla de 2022 est piqueté de petites alvéoles, un peu comme une balle de golf, pour augmenter la rugosité du ballon. Enfin, l’analyse physique ne serait pas complète sans parler des effets de rotation du ballon imprimés par le tir du joueur. Vous avez sûrement en mémoire des buts marqués grâce à un effet de spin, buts qui sont entrés dans la légende…
Pour conclure, ce livre d’Étienne Ghys revient sur des notions de géométrie. Rappelons qu’un ballon de football est fabriqué en s’inspirant d’un polyèdre. Tout segment reliant deux points du ballon reste à l’intérieur, le ballon est donc mathématiquement convexe. Il est aussi rigide, non flexible. Mais est-ce toujours le cas ? Oui, le mathématicien Cauchy a démontré vers 1813 que tout polyèdre convexe est rigide. À l’inverse, il a fallu attendre 1977 pour que le mathématicien Connelly construise un polyèdre non convexe et flexible. Avec Sabitov et Walz, il a aussi démontré, 20 ans plus tard, qu’un polyèdre flexible se déforme en gardant un volume constant. Résultat facile à énoncer mais dont l’auteur qualifie la démonstration de grandiose.
Terminons par le ballon Brazuca, le préféré de l’auteur (coupe du monde 2014 au Brésil). Il est formé de six faces, tout comme un cube. L’astuce est de courber les faces dans l’espace, comme avec certains origamis. Grâce à la magie de la géométrie, le ballon Brazuca est presque sphérique, sans le gonfler. Il ne vous reste plus qu’à imaginer le prochain ballon de football (coupe du monde 2026 en Amérique)…
Le binaire au bout des doigts. Un casse-tête entre récréation mathématique et enseignement
Lisa Rougetet (Éditions EDP Sciences/UGA Éditions, mars 2023)
Connaissez-vous le baguenodier (ou baguenaudier), casse-tête constitué de plusieurs anneaux pris dans une tige et qu’il faut tenter de séparer ? C’est un jeu très ancien, qui existe sous de multiple variantes (en bois, métal, fait de cordelettes, etc.). Cet ouvrage réjouissant vous permettra d’en savoir plus sur cet objet et sur l’un de ses spécialistes les plus enthousiastes, le juge d’instruction Louis Gros (1814-1886).
Pourquoi parler d’un tel livre ? La résolution de ce casse-tête met en jeu plusieurs concepts d’informatique, comme la numération binaire, les codes de Gray ou la théorie des graphes. L’autrice utilise en fait le baguenodier comme outil pour présenter ces concepts. Il est également plus généralement question des « récréations mathématiques », d’histoire des sciences et d’enseignement (spécialités de l’autrice). En particulier, des activités à effectuer en classe sont proposées.
Le résultat est étonnant, et il serait bien difficile de catégoriser cet ouvrage : est-ce de l’histoire des sciences ? une ressource pour les enseignants et enseignantes ? de la médiation scientifique ? C’est en réalité un peu de tout ça, et plusieurs niveaux de lecture sont possibles en fonction du lectorat. Si les titres de chapitres peuvent donner l’impression d’un ensemble disparate, on referme le livre avec une impression tout autre, celle d’avoir fait un tour assez complet d’un objet qui n’a initialement l’air de rien, mais d’une richesse insoupçonnée. Il n’est pas besoin de suivre l’ordre des chapitres et on peut au contraire picorer les différents sujets en fonction de ses envies.
Je ne peux que recommander ce livre à tous et toutes, aux enseignant⋅e⋅s bien sûr, mais pas seulement. Et nul doute qu’après la lecture, vous aurez vous aussi envie de construire votre baguenodier « maison » (instructions en page 30) !
La théorie du chaos
Étienne Ghys (CNRS Éditions, cLes Grandes Voix de la Recherche, avril 2023)
Étienne Ghys est un vulgarisateur hors pair, bien connu en particulier pour avoir créé le site Images des mathématiques. Dans ce court opus, il démystifie la théorie du chaos, souvent décrite par l’analogie « le battement d’aile d’un papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas », dont on déduit qu’on ne peut pas prévoir l’avenir.
Une première partie est consacrée à l’histoire de cette idée. J’ai apprécié qu’elle parle surtout des hommes qui l’ont bâtie. Les plus anciens ont tout d’abord espéré pouvoir prédire le futur, en connaissant assez précisément le présent et en résolvant les équations qui décrivent l’évolution du système, leurs successeurs ont, en un siècle environ, contredit cet espoir.
Une seconde partie est dédiée à expliquer plus précisément le résultat mathématique qui est traduit improprement par « on ne peut pas prévoir l’avenir ». Étienne Ghys explique très simplement dans son livre que, même si on ne peut pas prédire une trajectoire individuelle dont les conditions initiales auraient été légèrement modifiées, en revanche globalement le futur n’est pas impacté, statistiquement, par la modification des conditions initiales de tous les systèmes. Par exemple la tornade due aux battements d’aile d’un papillon au Brésil ne se serait peut-être pas produite au Texas mais ailleurs, ou alors un peu plus tôt ou un peu plus tard, mais le nombre de tornades sur une période assez longue reste le même, que les papillons battent des ailes ou non.
Au passage, le livre rend hommage au travail souvent mal compris d’Edward Lorenz, auteur de la très médiatisée formule sur les battements d’aile d’un papillon, qui a mis en évidence ces deux aspects, la sensibilité individuelle aux conditions initiales et la stabilité globale, souvent méconnue. Il brosse ensuite rapidement le programme de recherche en cours permettant d’établir mathématiquement cette intuition.
« La théorie du chaos » peut même se lire à la plage : c’est une lecture rapide, très accessible pour ce qui est des idées mathématiques. Et elle a le mérite de donner, sinon un visage, au moins un nom à ceux qui ont bâti l’histoire de ces idées.
Saison Brune 2.0 (nos empreintes digitales)
Philippe Squarzoni (Éditions Delcourt, novembre 2022)
Le titre « Saison brune » et le graphisme de la couverture font évidemment référence au premier « Saison brune » de Philippe Squarzoni (Delcourt, 2012) ; une série naît sous nos yeux. Dans ce premier tome, l’auteur faisait part, en « caméra subjective », de sa découverte de la question climatique, de ses rencontres avec des experts de la question, mais aussi de ses moments de ressourcement où il gambergeait sur ce qu’il venait de découvrir et les conséquences pour ses pratiques (peut-il répondre à cette invitation à participer à un salon de la bande dessinée à l’autre bout du monde, et impliquant donc un voyage en avion ?), mais dans un cadre propice à la réflexion et au décrochage.
Avec « Saison brune 2.0 », on change complètement de registre pour rejoindre l’esthétique très noire et brutale de sa précédente série Baltimore (Delcourt, 2016-20). Comme le titre l’annonce, l’auteur explore cette fois les impacts du numérique. Il découvre ce qui est maintenant bien connu des spécialistes, mais surtout il ne décroche jamais. Autant dans « Saison brune » les intermèdes entre les séquences sont l’occasion de questionnements personnels de l’auteur que le lecteur peut facilement partager, autant dans ce nouveau tome, les intermèdes sont ses cauchemars qu’il décrit et là, on peut sans doute s’interroger sur cette approche qui ne me semble pas la meilleure.
Sur le fond, il n’y a rien à redire, surtout en considérant la rapidité avec laquelle les connaissances dans le domaine du numérique évoluent, et le flou artistique qui les entoure parfois. L’ensemble forme un tout cohérent et assez complet, et j’adjoins volontiers ce titre à la bibliographie de mes cours sur le sujet. Quitte à admettre le positionnement « caméra subjective » de l’auteur, on peut aussi admirer la force avec laquelle il exprime ses états d’âme. Il faut juste ne pas prendre ses cauchemars en pleine figure.
Chien 51
Laurent Gaudé (Éditions Actes Sud, août 2022)
Dans « Chien 51 », roman dystopique de Laurent Gaudé, on suit le personnage principal, Zem Sparak, dans son enquête avec Salia Malberg, la supérieure qui lui a été imposée.
Le roman se déroule dans un futur proche. La Grèce, en faillite, a été rachetée par le consortium GoldTex qui a réorganisé la société en trois classes, réparties en trois zones dans la ville de Magnapole. La zone 1 est réservée à l’élite et les personnages n’y feront que de rares incursions. La zone 2 héberge les classes supérieures, diplômées, privilégiées. Ces deux zones sont protégées des aléas météorologiques par un dôme climatique. La troisième zone, entre l’habitat insalubre, le bidonville et le terrain vague, regroupe tous les autres, les sans grade, les miséreux, qui subissent de plein fouet le changement climatique, qui se traduit par des variations très soudaines du temps et par des pluies acides. Salia Malberg est une résidente de la zone 2, Zem Sparak est un « chien », un policier déclassé de la zone 3. On retrouve la plume de Laurent Gaudé et ses personnages, tout en nuances, en subtilités et d’une grande humanité.
Même si le numérique n’est pas le sujet principal de ce polar, il est présent en toile de fond et me donne un prétexte pour avoir le plaisir de vous conseiller cette histoire.
Dès le début du roman, on sait que cette civilisation numérique ne constitue pas un progrès pour autant : le personnage principal est réveillé par une livraison intempestive de lait, son réfrigérateur connecté étant déréglé et demandant un approvisionnement disproportionné par rapport à ses besoins. Cependant, l’omniprésence et la puissance des bases de données, toutes interconnectées, allant des caméras de surveillance avec reconnaissance faciale jusqu’aux bases de données médicales, sont un moteur essentiel à la progression de l’intrigue. De façon un peu surprenante néanmoins, les « fake news », les phénomènes de désinformation continuent à se produire via des interactions humaines directes. Enfin, la question de la mémoire, de la faillibilité de la mémoire humaine à sa malléabilité et son contrôle par des dispositifs externes, apparaît comme un fil rouge de ce roman, et cela dès l’exergue.
En lisant ce roman, vous pourrez donc vous interroger sur l’impact du numérique sur nos sociétés tout comme sur notre individualité, mais surtout prendre du plaisir à suivre cette enquête et à retrouver Laurent Gaudé dans un genre nouveau pour lui, le polar d’anticipation.
Un nouvel âge de ténèbres
James Bridle (Éditions Allia, traduit de l’anglais par Benjamin Saltel, février 2022)
Ce livre est une réflexion sur la variété de prises en main par notre société de ce nouvel outil technologique qu’est le monde numérique et surtout le réseau. Il y a des digressions sur les préoccupations écologiques. Et bien que les avis soient très partagés sur ce livre, je l’ai apprécié.
Pour nous mettre dans l’ambiance du moment de stupeur initial de ce nouvel âge des ténèbres, je propose de lire cet extrait de Tunnel du collectif Fauve en imaginant que le foyer évoqué est numérique :
« Notre foyer lui-même nous semble hostile, comme si tous les talismans qui définissaient notre identité s’étaient retournés contre nous. On se sent déchiré, mis en pièces et en morceaux. On comprend alors avec terreur que si on ne peut pas s’asseoir pour réunir ces morceaux et les assembler à nouveau, on va devenir fou. »
L’ambition de James Bridle est justement de penser pour s’approprier ce monde numérique, et non y prouver des faits, ce qui explique peut-être pourquoi dans ma librairie de quartier, son livre est classé en philosophie. Une des originalités selon moi est que l’auteur, qui se présente comme un artiste écrivain me semble technophile car il annonce un master en informatique, un autre en cognitique et il publie régulièrement des articles dans le magazine Wired consacré à la technologie. Il me semble en effet sensible à la compréhension des éléments de science dans de nombreux domaines. Dans son livre, la plupart des faits et anecdotes me semblent exposés de manière convaincante en s’appuyant souvent sur des articles de presse ou de la littérature scientifique. Il utilise ces faits de culture scientifique pour essayer d’organiser et souligner sa pensée et finalement articuler ses opinions sur le monde numérique. Il est parfois taquin.
Le monde numérique se présente souvent à nous sous la forme d’un « c’est comme ci, c’est comme ça » que nous pouvons avoir envie de fredonner sur un air de Dutronc père. Pour sortir et discuter de
cette acceptation tranquille, James Bridle veut faire un pas de côté et prendre du recul pour penser ce monde qui nous est proposé. Un de ses buts est d’arriver à dégager de nouveaux mythes pour ce qu’il nomme un hyper-objet, une entité trop globale pour être perçue en totalité à partir de ses morceaux. Le diviser pour régner ne pourrait pas tout ? Ces mythes nous aideraient à mieux saisir cet hyper-objet au-delà de la simple connaissance pratique de son fonctionnement. Comme toutes les opinions, celles présentées sont discutables, j’en partage certaines mais pas toutes, et surtout je trouve l’effort stimulant.
Pour ce qui est des sujets abordés, il parle des promesses de l’application du calcul par ordinateur durant le XXe siècle. Il évoque aussi des conséquences de l’automatisation couplée à la confiance ou la déresponsabilisation humaine. Le déluge d’informations amène certains à prédire la fin de la démarche théorique, allant jusqu’à une semi-automatisation de la recherche pour le pire mais aussi pour le meilleur car bien que critique, ce n’est pas qu’un livre à charge contre notre société. Il s’interroge également sur les limites des possibilités d’observation par la multiplication de capteurs, tout cela sans pouvoir autant interagir. En fin de livre, il glisse vers les possibilités de manipulation dans ce monde numérique, par les états ou bien les communautés en ligne à la dérive dans leurs bulles de croyances. Plus particulièrement, il tente de faire la part des choses sur les chemtrails, des traînées nuageuses d’origine humaine, les vidéos en ligne pour les enfants et les manipulations politiques. Puisqu’il veut penser, il affine ses observations pour essayer d’arbitrer entre les complotistes convaincus et les partisans du confortable « Circulez, il n’y a rien à voir ».
C’est une pensée (philosophique ?), pas une démonstration (sociologique ou mathématique) et encore moins une preuve formelle. Si certains lecteurs et lectrices ne partagent pas la plupart de ses opinions, il me semble qu’ils sont quand même récompensés par la somme des faits épars qu’ils pourraient vouloir assembler autrement. Concluons par l’extrait maintenant sexiste de Virginia Woolf cité dans le livre qui résume bien la démarche de l’auteur :
« Nous devons penser. […] Où, en somme, la procession des fils des hommes éduqués nous mène-t-elle ? »
John von Neumann. L’homme qui venait du futur
Ananyo Bhattacharya (Éditions Quanto, février 2023)
Cette biographie de John von Neumann mêle sa vie personnelle, son œuvre scientifique, ses interactions avec les militaires américains ainsi que son héritage scientifique. L’importance de ce dernier justifie le sous-titre d’homme qui venait du futur.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore ce scientifique de la première moitié du XXe siècle, ce hongrois devenu américain a « tout simplement » : contribué à la résolution de la crise des fondements des mathématiques « à la Hilbert » en compagnie des mathématiciens Gödel et Russel ; proposé en physique un formalisme mathématique pour la mécanique quantique ; joué un rôle central dans la construction des bombes atomiques américaines ; imaginé l’architecture moderne des ordinateurs qui porte son nom ; élaboré un formalisme pour une théorie des jeux utilisé par bien des économistes parfois célèbres ; participé à l’influent think tank d’universitaires RAND conseillant les armées américaines ; proposé un pont entre l’informatique et la biologie via une théorie de la réplication à l’origine de ce que certains ont nommé l’intelligence artificielle. Bref, une vie bien remplie pour quelqu’un qui est mort relativement jeune, à l’âge de 53 ans. Ce grand scientifique du XXe siècle, peut-être comparable à son collègue Einstein, a eu un impact considérable dans un nombre impressionnant de domaines, qu’il a abordés successivement.
L’auteur de cette biographie, Ananyo Bhattacharya, a un doctorat en biophysique, a été rédacteur en chef de la revue scientifique Nature et a su s’entourer de scientifiques experts de certains des travaux cités dans son livre ainsi que de l’aide de la propre fille de von Neumann, Marina, économiste renommée. Celle-ci lui a d’ailleurs ouvert une partie de l’album de famille pour illustrer le livre.
Bien que globalement positive, cette biographie n’oublie pas de mentionner certains travers et ambiguïtés du personnage qui a eu des positions importantes et difficiles à prendre durant la Seconde Guerre mondiale et le début de la Guerre froide. Cette biographie n’est pas linéaire dans le temps : après un chapitre initial sur sa jeunesse, les suivants traitent de ses différentes contributions détaillées plus tôt. J’aime le choix de chapitrer par sujet et non par période. Cela permet en général sur chaque sujet, d’exposer les connaissances avant l’arrivée de von Neumann, sa contribution et l’évolution qui a suivi. Hormis le chapitre sur sa jeunesse, des éléments de la vie personnelle de von Neumann sont ainsi saupoudrés au milieu de considérations sur ses interactions avec les autres chercheurs, pimentées d’anecdotes dans cet univers laissant parfois la place à des originaux, sans renoncer parfois à des descriptions sans équation de points scientifiques.
Dans une autre dimension, l’auteur mentionne aussi la contribution scientifique et les trajectoires professionnelles des femmes de l’entourage de von Neumann. Par exemple une dizaine de pages sont consacrées aux programmes écrits par sa seconde femme, Klára Dán, pour des simulations de bombes, l’auteur estimant qu’elle a probablement été la première à utiliser une sous-routine. La contestation par la mathématicienne Grete Hermann des travaux en mécanique quantique de von Neumann est aussi discutée dans ce livre.
En résumé, c’est une lecture que j’ai trouvée très agréable malgré la densité d’informations, digeste peut-être grâce à mes connaissances préalables, ayant déjà croisé certains des travaux de von Neumann. J’imagine que j’aurais aussi apprécié ce livre plus jeune et/ou si je ne connaissais pas von Neumann.
Schizophrénie numérique
Anne Alombert (Éditions Allia, avril 2023)
Ce livre traite des promesses et dangers des appropriations de la technique par les individus et les sociétés. Le focus est tout d’abord sur la dernière technique à la mode à savoir le numérique mais la focale s’ouvre rapidement sur les anciennes nouveautés comme la télévision, le téléphone, la photographie, le livre, l’alphabétisation… Nous remontons donc à Socrate et Platon, voire plus, et je ne résisterai pas à tomber dans le cliché pour dire que c’est inévitable pour Anne Alombert, une philosophe. Ce texte est aussi une synthèse du dossier « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention ?« publié par le conseil national du numérique en janvier 2022, à la rédaction duquel Anne Alombert avait déjà participé.
L’essai ne s’étend pas sur la technique du numérique car elle est vue comme une boite noire ne laissant échapper que ses potentialités les plus saillantes. Ce n’est pas une limite car l’autrice discute des interactions entre numérique, individus et sociétés, et élargit le sujet à l’historique des appropriations de techniques révolutionnaires toujours par les individus et les sociétés.
Le style m’a paru particulièrement limpide. Comme l’essai est dense et bien mené, l’argumentaire cherchant à cerner les nouveaux droits et aussi les devoirs des acteurs du numérique ne sera pas résumé et dénaturé dans cette brève note de lecture. Il traite notamment de l’ambivalence des pouvoirs du numérique : aussi bien de ceux qu’il nous donne que de ceux qui s’exercent sur nous. Les scientifiques, promoteurs de cette technique, ont aussi un peu droit à leurs clichés : ils sont égratignés pour leur obsession du réductionnisme, que ce soit pour la compréhension du cerveau ou sa simulation sur ordinateur. J’ai également apprécié les références citées pour les approfondissements dont certaines seront peut-être connues des habitués des recensions sur Interstices. Ce livre pose une version actualisée du débat sur la technique. Il invite à la réflexion sur ce que pourraient y être les droits et les devoirs des divers acteurs impliqués (individus, société, industries, états) : plus de pouvoirs, plus de responsabilités.
Pour aller plus loin sur le sujet : le dossier du conseil national du numérique a été suivi académiquement d’un séminaire de recherche contributive durant l’année 2022, dont les séances sont disponibles en ligne.
Et pour les jeunes curieux ?
L’affaire Olympia. Les secrets mathématiques, de T. Folifou
Mickael Launay (Éditions le Pommier, réédition 2019)
Que viennent faire Apolline, Pierrot et leur père sous des trombes d’eau en ce 29 octobre devant la tombe d’Henri Poincaré ? Ils respectent les dernières volontés de leur ancêtre : y passer 3 minutes et 14 secondes tous les vingt-neuvièmes jours du dixième mois. Cela n’a aucun sens mais dans une famille un peu excentrique, cela ne choque pas grand monde. Mais après dix ans sans fait notable, les deux enfants décident d’enquêter pour découvrir pourquoi leur ancêtre, Théodore Folifou, leur a fait cette demande farfelue.
Aidés par leur grand-mère, dont l’excentricité n’a d’égal que le goût pour les énigmes, Apolline et Pierrot vont se lancer dans une aventure à travers Paris pour comprendre ces dernières volontés. Au cours de leur enquête, les trois personnages nous emmènent dans des lieux emblématiques de Paris comme le Louvre ou les arènes de Lutèce, mais ils vont également voyager au pays des mathématiques. Au fil des énigmes on parle de calcul d’aire, de dénombrement, de pavages ou d’équations. Le mélange des deux trouve un habile équilibre : le côté mathématique est réel, ce n’est pas du saupoudrage — ce qui n’est guère étonnant de la part de l’auteur Mickael Launay — mais le côté romancé prend également toute sa place. On se laisse porter avec Apolline, Pierrot et leur grand-mère, dans leurs rencontres plus ou moins heureuses, dans la découverte d’une académie secrète. Sauront-ils résoudre à temps toutes les énigmes et découvrir qui se cache derrière cette académie Olympia ? Vous le découvrirez en vous plongeant dans l’Affaire Olympia, à déguster soi-même ou à offrir, à des curieux à partir de 12 ans environ.
Mickael Launay, créateur de la chaîne Youtube Micmaths où il vulgarise avec brio des thèmes mathématiques divers, est également auteur de plusieurs livres de vulgarisation mathématiques comme « Le grand roman des maths », ou plus récemment le « Dictionnaire amoureux des mathématiques ». L’affaire Olympia est son premier roman destiné à un plus jeune public.
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