S’il prend appui au sol, la verticale de son centre de gravité tombe dans le polygone de sustentation
S’il prend appui au sol, la verticale de son centre de gravité tombe dans le polygone de sustentation est une installation immersive, produite par le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains, avec le soutien d’Inria, et exposée pour la première fois en juin 2006 à Tourcoing.
J’ai créé cette œuvre en utilisant la plate-forme CYBER, technologie conçue et développée dans l’équipe ARTIS à Grenoble, en particulier par Jean-Marc Hasenfratz.
L’installation est divisée en deux espaces : la chambre d’immersion, espace clos réservé à une personne, et l’espace public. La chambre d’immersion est un espace sonore au centre duquel se trouve démarquée une zone qui est « active ». Une fois que le visiteur pénètre dans la zone, le son réagit immédiatement à tous ses mouvements. Dans l’espace public, les autres visiteurs de l’exposition visualisent en direct, sous une forme abstraite et décontextualisée, l’avatar 3D du visiteur immergé. Le rendu de l’avatar est réalisé en 3D temps réel, prouesse rendue possible par la technologie utilisée.
Un dispositif ouvert à beaucoup de possibles
Pour concevoir cette œuvre, j’ai d’abord cherché un dispositif qui permette la capture et la reconstruction en temps réel d’une personne sans qu’elle revête de capteur, et j’ai eu connaissance d’une publication de l’équipe ARTIS à l’Inria RhônesAlpes.
Après une première rencontre à Grenoble, un partenariat s’est mis en place assez vite sur le projet. L’Inria a mis à disposition une grande partie du matériel de captation, et j’ai consacré les financements et les compétences du Fresnoy à l’adaptation du dispositif. Les modifications concernaient l’interaction sonore, le rendu visuel et la mise en scène de l’installation. J’ai travaillé directement avec l’ingénieur qui a développé le code de la plate-forme CYBER.
Visuellement, je désirais une image douce et contemplative, un corps sans bord en contraste avec l’esthétique assez lisse usuelle en 3D. J’ai donné au corps cet aspect immatériel en travaillant l’image dans la densité du volume, la technique de reconstruction en voxels s’y prêtant bien. L’accès au code a aussi permis d’interfacer très facilement la plate-forme avec un logiciel libre pour l’interaction sonore. Toutes ces modifications, ainsi que la scénarisation à la fois de l’installation elle-même (détection des visiteurs, timeout, enregistrement et rediffusion ultérieure des séquences de mouvements) et de la restitution vidéo (différentes mises en situations de l’avatar) ont été réalisées au Fresnoy en quelques mois de travail intensif.
Ce genre d’adaptations aurait été très difficile à réaliser, voire impossible, sur un système commercial, qui impose en général des contraintes très fortes en termes de fonctionnalités et d’esthétique. Le dispositif de l’équipe de recherche n’était pas clos, pour ainsi dire, comme peut l’être un produit fini commercialisé. Il était donc malléable et ouvert à beaucoup de possibles. En contrepartie, ce produit tout frais de la recherche scientifique doit s’entourer, comme un bébé qui n’est pas pleinement sevré, des compétences techniques nécessaires à son fonctionnement.
Le corps en jeu
Le questionnement qui est à l’origine de cette installation touche à nos comportements normalisés en société. Je désirais inviter le participant à se retrouver dans une position corporelle incongrue, qu’il aurait choisie de lui-même. Il s’agissait donc de susciter un comportement ludique et d’instaurer une forme de jeu entre les visiteurs. Le visiteur qui se trouve à l’intérieur de la chambre ne se voit pas, il n’a qu’un retour sonore de ses gestes. À l’extérieur, au contraire, le public ne voit que l’image fantôme, l’image reconstruite du visiteur isolé de son contexte social, image qui pourra être la sienne s’il souhaite y participer à son tour. Il est simplement suggéré au participant de réaliser une position d’équilibre à l’intérieur de l’espace clos. Le participant se trouve libre devant cet objet, la recherche d’équilibre n’étant qu’une amorce, comme la situation initiale proposée aux acteurs lors d’un match d’improvisation.
La problématique scientifique n’est évidemment pas tournée vers les mêmes objectifs : il faut « résoudre » un problème, vérifier une hypothèse, trouver une solution, montrer que ça marche. Concevoir et réaliser un système qui permette de téléporter un être humain dans un espace virtuel porte déjà en soi une vision de ce que peut être le futur, une vision intuitive, comme une victoire sur la résistance de la matière. Je pense que cette victoire est belle en soi. En art comme en science, il y a en effet une question d’esthétique, mais le regard ne porte pas au même endroit.
Au départ de cette installation, il s’agit pourtant d’une hypothèse, prémisse à une question qui pourrait être scientifique. Le participant peut en théorie réaliser les gestes qu’il désire mais contrôle-t-il réellement tous ses mouvements ? Nous avons appris très tôt les mouvements qui nous sont maintenant devenus quotidiens : marcher, ouvrir une porte, saluer quelqu’un… les impératifs de la société nous ont imposé la construction de réflexes ergonomiques. L’hypothèse pourrait être formulée ainsi : ces réflexes, en s’accumulant à différents niveaux de profondeur, ont sculpté notre personnalité par la stratégie que nous avons adoptée pour les résoudre. Une personnalité du corps en quelque sorte, que l’installation se propose éventuellement de révéler. À l’extérieur de la chambre d’immersion, le public pourrait être converti en graphologue du corps en observant la stratégie du visiteur immergé. Mais ce rôle implicitement tenu par le participant et par le public est inconscient, et l’enseignement qu’ils en tirent n’est pas doctoral ou exact comme l’imposerait un protocole scientifique. Il n’est pas question de neutralité, le corps qui est en jeu est un corps que j’ai choisi de mettre en scène sous tel aspect.
Quel corps veut-on montrer ici ? Le corps reconstruit de l’avatar ressemble à une ombre en trois dimensions : il a tous les attributs de l’ombre plane traditionnelle que l’on connait bien. L’état du corps est gommé au profit d’un corps mouvement.
Un mouvement pur, on pourrait dire une réduction au geste. Un corps dansant. Son aspect et sa couleur évoquent tantôt des sanguines et renvoie la technologie numérique aux racines séculaires du dessin d’art. Puis le corps bascule, comme en gravitation, il perd tout contact avec le sol. Simultanément l’espace plan disparaît, l’avatar se retrouve dans la nuit, des mires convergent vers lui à intervalles irréguliers, comme une cible, une calibration médicale, échographique. Dans le nouveau référentiel ce corps qui a glissé devient un centre, un point focal, les verticales ont disparu. Le corps retrouve finalement sa position d’équilibre et son aspect initial. La caméra virtuelle réalise alors un zoom arrière et l’avatar apparaît artificiellement resocialisé, entouré des avatars qui l’ont précédé.
Le corps ainsi mis en scène (quand bien même est-ce celui du public) s’inscrit dans des questionnements soulevés par la danse. Souvent considérée comme un art de l’éphémère, la danse se transmet traditionnellement de maître à élève et les systèmes de notation (Laban en particulier) ne sont apparus que très tardivement en comparaison des systèmes d’écriture musicale. La danse contemporaine, en frayant avec les technologies émergentes, peut questionner cet aspect : quelle composition avec un corps qui peut être rejoué (dont les gestes peuvent être rejoués) ? Au cours de sa performance, le participant à l’installation devient un danseur : il résout dans l’instant cette question et propose comme un don sa propre réponse. Ses gestes enregistrés viennent peupler un espace virtuel qui n’est au départ que potentialités, et viennent insuffler de la délicatesse dans un univers synthétique. Le corps en jeu n’est pas une référence tournée vers le passé, ce serait plutôt le corps du futur, celui qui va interagir de plus en plus avec un environnement virtuel. Les enfants comprennent immédiatement le sens de l’installation. Ils jouent. Pour les adultes, c’est plus laborieux… ils commencent en général par chercher où sont les capteurs.
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