À glisser sous le sapin : les recommandations de Noël !
Bug
Enki Bilal (Éditions Castermann, tome 1 paru en 2017, tome 2 paru en 2019 & tome 3 paru en mars 2022)
Jeudi 13 décembre 2041, bug planétaire : les mémoires de tous les appareils électroniques ont été aspirées. Tout est bloqué dans ce monde où le numérique pilote tout, des avions aux cales sous les pieds de la tour Eiffel pour la maintenir verticale.
Simultanément, l’équipage de retour de Mars est retrouvé mort dans sa navette, à l’exception de Kameron Obb, qui semble désormais être l’unique stockage de toutes ces données. Kameron Obb devient donc l’enjeu des convoitises de nombreuses organisations, d’État, privées, utopistes, idéologiques ou mafieuses.
Au fil des trois premiers tomes (la série est prévue pour en compter 5), on suit Kameron Obb parti à la recherche de sa fille Gemma retenue en otage, qui tombe aux mains de divers groupes, des féministes néo-marxistes à des personnages sans foi ni loi autre que celle de leur intérêt personnel. On assiste également à l’évolution de la relation entre Kameron Obb et le bug (virus, élément organique extra-terrestre, on ne sait trop, en tout cas minuscule organisme bleu) qui l’habite et qui est clairement en lien avec le bug planétaire.
Le dessin d’Enki Bilal, coloré, avec des personnages et des décors architecturaux très travaillés, dans un petit nombre de cases par page, apporte à la fois humanité et similitude aux personnages et sert efficacement l’histoire. Le découpage alterne entre les aventures de Kameron Obb, des flashs sur la situation internationale et des Unes de journaux, afin de mettre en regard la situation personnelle compliquée du héros et la panique régnant dans la société qui conduit à sa désorganisation rapide.
Diverses questions liées à une potentielle omniprésence du numérique, et à sa brutale disparition, affleurent à la lecture de cette BD, comme par exemple celle de l’humain augmenté truffé d’implants (devenus subitement inopérants voire mortels) ou de la société. La question de la mémoire est prégnante, mémoire déléguée aux ordinateurs, et en particulier la question de la mémoire historique qui a disparu et ne protège donc plus de l’irrationalité et du pouvoir d’attraction des idéologies les plus extrêmes. La question de la mémoire plus quotidienne, comme celle des numéros de téléphone de ses proches ou celle de l’orthographe désormais confiée aux traitements de texte, revient de façon plus légère et permet d’éclairer d’un peu d’humour cette BD.
Cette BD, qui est tout le contraire d’un « feel good », vous procurera tout de même un bon moment de lecture, et matière à réflexion.
Chien 51
Laurent Gaudé (Éditions Actes Sud, août 2022)
Dans « Chien 51 », roman dystopique de Laurent Gaudé, on suit le personnage principal, Zem Sparak, dans son enquête avec Salia Malberg, la supérieure qui lui a été imposée.
Le roman se déroule dans un futur proche. La Grèce, en faillite, a été rachetée par le consortium GoldTex qui a réorganisé la société en trois classes, réparties en trois zones dans la ville de Magnapole. La zone 1 est réservée à l’élite et les personnages n’y feront que de rares incursions. La zone 2 héberge les classes supérieures, diplômées, privilégiées. Ces deux zones sont protégées des aléas météorologiques par un dôme climatique. La troisième zone, entre l’habitat insalubre, le bidonville et le terrain vague, regroupe tous les autres, les sans grade, les miséreux, qui subissent de plein fouet le changement climatique, qui se traduit par des variations très soudaines du temps et par des pluies acides. Salia Malberg est une résidente de la zone 2, Zem Sparak est un « chien », un policier déclassé de la zone 3. On retrouve la plume de Laurent Gaudé et ses personnages, tout en nuances, en subtilités et d’une grande humanité.
Même si le numérique n’est pas le sujet principal de ce polar, il est présent en toile de fond et me donne un prétexte pour avoir le plaisir de vous conseiller cette histoire.
Dès le début du roman, on sait que cette civilisation numérique ne constitue pas un progrès pour autant : le personnage principal est réveillé par une livraison intempestive de lait, son réfrigérateur connecté étant déréglé et demandant un approvisionnement disproportionné par rapport à ses besoins. Cependant, l’omniprésence et la puissance des bases de données, toutes interconnectées, allant des caméras de surveillance avec reconnaissance faciale jusqu’aux bases de données médicales, sont un moteur essentiel à la progression de l’intrigue. De façon un peu surprenante néanmoins, les « fake news », les phénomènes de désinformation continuent à se produire via des interactions humaines directes. Enfin, la question de la mémoire, de la faillibilité de la mémoire humaine à sa malléabilité et son contrôle par des dispositifs externes, apparaît comme un fil rouge de ce roman, et cela dès l’exergue.
En lisant ce roman, vous pourrez donc vous interroger sur l’impact du numérique sur nos sociétés tout comme sur notre individualité, mais surtout prendre du plaisir à suivre cette enquête et à retrouver Laurent Gaudé dans un genre nouveau pour lui, le polar d’anticipation.
Le vote électronique. Les défis du secret et de la transparence
Véronique Cortier, Pierrick Gaudry (Éditions Odile Jacob, préface de Gérard Berry, mai 2022)
En ces temps où l’on parle de plus en plus de démocratie digitale, un ouvrage sur le vote électronique était indispensable : le voici !
Le chapitre 1 introduit de façon informelle les propriétés d’un système de vote électronique qui seront développées dans le reste du livre, en montrant ce que signifient ces propriétés dans le cadre du vote classique (bulletins papier, isoloir, urne). Les auteurs en profitent pour tordre le cou à quelques idées reçues ! Le chapitre 2 fait le point sur les grandes façons de voter existantes, les deux paramètres cruciaux étant : dans quel lieu le bulletin est déposé (dans le bureau de vote ou à distance) et sur quel support (papier ou machine). Il existe donc quatre modes de vote : le vote classique à l’urne (papier, bureau de vote), le vote papier par correspondance (papier, à distance), les machines à voter (machine, bureau de vote), et enfin, le vote par Internet (machine, à distance). Comme le montrent les auteurs, aucun de ces quatre modes n’est parfait, chacun est sujet à des problèmes qui lui sont spécifiques.
Introduit par une admirable citation de l’humoriste français Pierre Desproges, le chapitre 3 passe en revue les attaquants potentiels du système (personnes proches de l’électeur, hackeurs, fournisseur d’accès, GAFAM, État…) et le type d’attaques qui leur correspondent.
Quant au chapitre 4, il aborde le secret du vote, l’une des sources les plus fréquentes de la suspicion à l’encontre du vote électronique : si le secret du vote n’est pas garanti, les électeurs peuvent être forcés à exprimer un vote donné, sous la menace ou sous la promesse de rétribution… C’est là que la cryptographie entre en jeu ; les auteurs donnent alors des explications claires et imagées de notions complexes, notamment les clés de déchiffrement réparties.
Pour vous laisser le plaisir de la découverte de cet ouvrage, disons simplement que les chapitres suivants abordent d’autres aspects importants du vote électronique, qu’il s’agisse des propriétés souhaitables (vérifiabilité…), de questions pratiques (ergonomie, accessibilité, etc.) ou de recommandations de la CNIL en la matière. Signalons également une partie qui traite en profondeur les protocoles cryptographiques déjà mentionnés ; cette partie est la plus difficile à lire par des non-informaticiens, mais ceux qui s’accrocheront seront bien récompensés.
Mettons aussi l’accent sur le chapitre 10 qui, après les outils théoriques, est une visite guidée du système Belenios, conçu par les auteurs et un de leurs collaborateurs. Spécification publique, code open source, forte paramétrabilité, une utilisation massive dans le monde académique francophone (certains des lecteurs et lectrices d’Interstices l’auront sans doute déjà utilisé !) et de plus en plus, au-delà du monde académique, et au-delà de l’espace francophone. Comme Belenios met en œuvre de nombreux outils déjà mentionnés, ce chapitre est l’occasion pour le lecteur de réviser ce qu’il a appris aux chapitres précédents. Bien entendu, Belenios a des limites, dont les auteurs parlent en toute transparence.
Ces limites mènent à une transition avec le chapitre 11, qui décrit d’autres systèmes, satisfaisant d’autres propriétés… Les auteurs nous font ainsi faire un détour par la Suisse (le paradis de la démocratie directe) et l’Estonie (le paradis de la démocratie électronique) et en profitent pour tordre le cou à l’idée, assez répandue, que la blockchain résoudrait tous les problèmes. Je ne peux m’empêcher de citer ce passage (page 193) : « à chaque problème sa solution (…) malheureusement il n’existe à l’heure actuelle aucun système qui résolve tous les problèmes simultanément », qui pourrait servir de conclusion à l’ouvrage.
Le dernier chapitre revient sur la grande question de ce livre : pour ou contre le vote électronique ? Bien entendu, le lecteur arrivé jusque-là a compris que ce n’est pas la bonne question… On peut toutefois comprendre ce chapitre sans avoir lu le reste du livre ! (Il ne faudrait peut-être pas écrire cela !). Les arguments courants, plus ou moins naïfs, pour ou contre le vote électronique, sont passés en revue et commentés. On retient que ce qui compte avant tout, c’est de se poser les bonnes questions sur les propriétés qu’il est important de garantir.
La cerise sur la gâteau est un glossaire des termes techniques les plus importants du livre.
Ce livre devrait être lu par toute personne qui pense avoir une idée sur le vote électronique… ainsi que par toute personne qui n’en n’a pas !
La fille parfaite
Nathalie Azoulai (Éditions P.O.L, janvier 2022)
Une amitié de longue date entre deux filles uniques s’interrompt brutalement suite à la disparition de l’une des protagonistes. Pour celle qui reste commence alors la quête des raisons de cette mystérieuse disparition à travers des indices prémonitoires dans le moindre de ses souvenirs…
Dans son roman, Nathalie Azoulai déroule l’histoire d’amitié entre ces deux jeunes femmes, aux vies diamétralement opposées bien que si proches au lycée. En effet, toutes les deux ont choisi à l’entrée en seconde l’option C en sciences et non l’option A en lettres. Les pressions familiales exercées sur elles concernant ces choix d’orientation, me semblent bien rendues, faisant ressortir les a priori aussi bien dans la famille de culture littéraire que dans celle de culture scientifique. Au temps des possibles, les lettres et les sciences se disputent l’ambition, mais aussi la curiosité, des impétrantes.
Tiraillées entre ces deux options, après une initiation commune aux sciences jusqu’au baccalauréat, leurs parcours divergeront par la suite. L’une d’elles se risque à appliquer prestement l’adage « les mathématiques mènent à tout à condition d’en sortir ». Leur culture scientifique commune et leur goût pour la littérature leur permettront de maintenir des contacts au-delà de leurs études tout en appréciant leurs choix de vies souvent opposés.
J’ai apprécié la faculté de l’auteure à exposer aussi bien pour les littéraires et les scientifiques, les modes de pensée, ainsi que les complexes d’infériorité et de supériorité. Je la trouve toutefois plus à l’aise pour l’option A (littéraire) que pour l’option C (scientifique), notamment lors du dénouement, mais elle y apporte aussi des éléments intéressants. Ce déséquilibre me semble normal car je suspecte qu’elle n’a pas elle-même traversé les portes ouvertes par l’option B (Économique et Social) en seconde, si judicieusement placée entre A et C. Les hommes de leur génération sont avec justesse réduits à la portion congrue à savoir la toile de fond pour des touches d’humour. Ces petites pauses non éthérées permettent de ne pas trop dévier du sujet principal, à savoir ces regards croisés féminins, et parfois neutres, entre des vies de littéraires et de scientifiques.
Yvan Le Borgne, titulaire du dernier baccalauréat option C qui avait sûrement déjà bien changé en 10 ans, comme souvent pour cette institution centrale dans la méritocratie française.
Dingue de maths
Avner Bar-Hen, Quentin Lazzarotto (Éditions EPA, octobre 2021)
Dingue de maths est un livre de vulgarisation des mathématiques et de l’informatique théorique. L’objectif avoué est d’exposer la diversité des mathématiques en montrant de multiples situations de la vie quotidienne où elles sont utilisées.
Le livre est divisé en quatre grandes parties censées illustrer quatre grands principes mathématiques : Dénombrer, Prévoir, Coder, et Créer. Chacune de ces parties est divisée en neuf chapitres. Sept d’entre eux décrivent des notions particulières et leur utilisation, un chapitre fait le portrait d’un grand mathématicien ou d’une grande mathématicienne (Srinivasa Ramanujan, Florence Nightingale, Ada Lovelace, et Roger Penrose), et le dernier est un entretien avec un mathématicien ou une mathématicienne contemporaine (Étienne Ghys, Lynne Billard, Gérard Berry, et Marie-Paule Cani).
Le lecteur est ainsi invité à passer le monde au crible des mathématiques comme l’indique la quatrième de couverture. Cela aurait d’ailleurs pu être un titre plus approprié pour le livre que Dingue de maths. Si ce titre s’accorde bien aux quelques chapitres de portraits et d’entretiens, il correspond assez peu aux autres chapitres qui constituent la grande majorité du livre.
Mais ne boudons pas notre plaisir, au fil des pages de cette mini-encyclopédie, un voyage plaisant au pays des mathématiques est proposé au travers de chapitres très bien documentés et joliment illustrés. On peut ainsi y (re)découvrir de nombreuses notions d’analyse, de statistique, de probabilités, de combinatoire ou encore de géométrie. Toutes sont présentées par le biais d’une application, comme le recensement, les éphémérides, le GPS ou les nœuds de cravate. Le contexte historique y est toujours bien retracé. Dans la première partie Dénombrer, les auteurs ont pris la peine d’expliquer, et de manière accessible à tous, les notions mathématiques. Dans les parties suivantes, les auteurs entrent moins dans les détails des explications, au risque de laisser le lecteur averti sur sa faim dans cette déambulation au pays des mathématiques et de l’informatique.
Vers les étoiles (tome 1), Vers Mars (tome 2)
Mary Robinette Kowal (Éditions Denoël, collection Lunes d’encre, tome 1 paru en octobre 2020 & tome 2 en octobre 2021, )
Mars 1952, un météore tombe près des côtes de Washington. Elma, pilote expérimentée lors de la Seconde Guerre mondiale et mathématicienne à la NACA (ancêtre de la NASA), échappe à la catastrophe. Elle réalise très rapidement que cette chute va bientôt entraîner un réchauffement du climat, rendant la Terre inhospitalière dans un délai de quelques dizaines d’années. Grâce à son alerte, un programme spatial international se met en place pour établir des colonies sur la Lune (ce qui fait l’objet du premier tome « Vers les étoiles ») puis sur Mars (dans le tome 2 « Vers Mars »).
Les deux romans sont écrits à la première personne. Elma nous fait vivre de l’intérieur les avancées réalisées par l’IAC (International Aerospace Coalition) où elle est calculatrice. Elle nous fait partager aussi sa vie personnelle, sa vie de jeune mariée et son couple amoureux et bâti sur une solide compréhension mutuelle, ainsi que l’atmosphère de l’époque avec un antisémitisme encore latent, un racisme et un sexisme avérés. Certes, Elma est plus que brillante, aussi bien comme pilote que comme mathématicienne, mais son humour et plus encore ses doutes et ses failles nous la rendent attachante : on ne lâche pas facilement son récit. Ce roman vise un public adolescent ou jeune adulte, mais on peut le lire avec grand plaisir même à un âge plus avancé !
Mary Robinette Kowal a veillé à ce que son récit soit scientifiquement plausible, en interrogeant et en faisant relire son roman par différentes personnes travaillant à la NASA. Elle reconnaît avoir cependant pris des libertés avec la réalité historique, en particulier en donnant plus d’importance aux calculatrices humaines qu’au calculateur électromécanique qui, dans le roman, a un comportement un peu caractériel en éructant des cartes perforées, et pour lequel il est prudent de vérifier les résultats. Les personnages d’Elma et de ses collègues calculatrices ont donc une importance capitale. Ces calculatrices humaines sont les héritières directes des calculatrices du livre de Margot Shetterly et du film de Theodore Melfi « Les figures de l’ombre ».
L’enfer numérique, voyage au bout d’un like
Guillaume Pitron (Éditions Les Liens Qui Libèrent, septembre 2021)
L’enfer numérique, voyage au bout d’un like n’est pas un livre de vulgarisation des « sciences du numérique » mais une enquête journalistique sur l’industrie du numérique. Nous avons tendance à plonger nos esprits dans le monde numérique virtuel en pensant nous détacher de certaines réalités physiques. C’est oublier le talent de l’informatique pour maîtriser la complexité en la masquant le plus possible couche par couche. Les commandes de l’utilisateur passent encore souvent par ses doigts, puis l’interface, les logiciels, les langages, les systèmes d’exploitation, les compilateurs, le cloud…
Le sujet principal du livre se concentre justement sur ces trois petits points de la phrase précédente : au-delà du logiciel il y a beaucoup de matériel… et même, au-delà de ce matériel, des processus industriels de fabrication, d’installation et d’alimentation d’une importance souvent mal estimée.
Ce monde virtuel a bien un corps fortement ancré dans notre planète. Décrire ce support matériel de l’industrie du numérique nous permet de reprendre contact avec la réalité physique de la mise en œuvre de cette simulation d’un monde pas si virtuelle. Il aboutit au questionnement légitime et bien classique : « un esprit sain dans un corps sain ? », le livre insistant principalement sur le corps.
N’étant pas expert scientifique sur le sujet, j’ai lu ce livre presque comme l’homme de la rue, d’autant que le format d’enquête invite à se poser plus de questions qu’il ne donne de réponses. L’auteur, journaliste de métier et non expert rappelons-le, interroge l’industrie du numérique elle-même en partie inspirée par la recherche. De fait, sur un domaine aussi vaste, il en découle inévitablement de possibles approximations scientifiques, notamment sur certains aspects prospectifs. En revanche, le journaliste est à même d’être très factuel sur les évolutions industrielles et essaie d’interpréter les motivations de ces évolutions qui ne sont en général pas toutes explicitées par les acteurs industriels. Pour étayer son enquête, Guillaume Pitron mène des entretiens avec des acteurs aussi bien industriels, qu’académiques ou membres d’ONG. Il se rend aussi sur place pour des enquêtes de voisinage des sites industriels et j’ai été parfois frustré, comme lui sans doute, lorsqu’il n’y avait pas accès. Ce livre est donc la synthèse de ses deux années de travaux préparatoires réalisés en collaboration avec de jeunes enquêtrices pour la documentation.
Si le livre se concentre sur les aspects négatifs de l’industrie du numérique, il n’oublie pas pour autant de citer brièvement certains de ses mérites, sans s’y appesantir. Guillaume Pitron s’intéresse volontairement à la part d’ombre de cette industrie. D’une part, il discute de l’emprise sociale croissante du numérique, notamment en citant l’exemple des expérimentations instructives de villes intelligentes (smart cities) donnant parfois une illusion de contrôle écologique. Il évoque aussi un État presque tout-numérique comme l’Estonie, la 5G, l’internet des objets (IOT), les possibilités de déresponsabilisation via le numérique (en finance, les investissements passifs et le trading haute fréquence) et plus incongru, les trottinettes en libre service… Un autre aspect négatif de l’industrie du numérique est son empreinte écologique. Il prend pour exemple les raisons du moratoire sur l’installation de datacenters de la métropole d’Amsterdam, leur développement en Suède ou aux États-Unis pour la NSA notamment. Au-delà des coûts d’utilisation, il s’interroge également sur leur coût de fabrication qui est encore moins visible, donnant un autre sens que « [M]icroprocessor without [I]nterlocked [P]ipeline [S]tages » à l’acronyme MIPS. Il n’oublie pas d’évoquer les besoins en matériaux avec l’exemple des mines de graphite en Chine. Enfin, il aborde un aspect géopolitique en discutant notamment des câbles transocéaniques reliant les continents.
De nombreuses questions me semblent honnêtement posées dans ce livre malgré des approximations mineures qui ne trahissent pas le questionnement selon moi. La balle est peut-être désormais dans le camp des industriels et scientifiques pour répondre de façon accessible à ces interrogations réactualisées.
La femme parfaite
JP Delaney (Livre de Poche, traduit de l’anglais par Jean Esch, septembre 2021)
Pour faire face à la disparition de sa femme Abbie, Tim, génial et richissime entrepreneur de la Silicon Valley, a construit un robot réplique de la femme qu’il a aimée, un cobot (ou robot de compagnie), capable d’émotions et d’empathie. L’intelligence artificielle de la nouvelle Abbie, initialisée à partir des souvenirs de la disparue laissés sur les réseaux sociaux par exemple, a des capacités d’apprentissage (non supervisé) extraordinaires et petit à petit, elle reconstruit les émotions et le passé de celle qui a disparu cinq ans plus tôt.
Mais comment Abbie a-t-elle disparu ? Et quelles sont les motivations de Tim pour avoir créé cette cobot, image parfaite de sa femme : supporter le deuil et garder près de lui celle qu’il aime ?
Au fil de ce thriller, différentes hypothèses seront avancées et testées. On ne peut s’empêcher de s’interroger et partager ces questionnements : à quoi servent les cobots ? à économiser du personnel en boutique, pour économiser sur les salaires des « vendeuses [qui] coûtaient cher elles aussi, car elles passaient pas mal de temps à se tourner les pouces » ? à adoucir le deuil en rendant la séparation moins brutale, ou au contraire à le nier ?
Pour ne pas gâcher le plaisir de votre lecture, n’en dévoilons pas plus ! Je vous laisse vous identifier à Abbie la cobot et profiter du suspense qu’elle découvre en même temps que le lecteur ou la lectrice. Ce thriller psychologique est une lecture agréable, pleine de rebondissements, que l’on a du mal à lâcher.
Sortie au format poche au Livre de Poche en septembre 2021.
Femmes de science. À la rencontre de 14 chercheuses d’hier et d’aujourd’hui
Annabelle Kremer-Lecointre (préface d’Aurélie Jean, Éditions La Martinière Jeunesse, mars 2021)
Dans son livre, Annabelle Kremer-Lecointre, professeure agrégée en science de la vie et de la terre, nous dévoile le parcours, les découvertes et le ressenti de 14 femmes scientifiques d’hier et d’aujourd’hui. À travers cette sélection de 14 portraits, le lecteur ou la lectrice pourra se promener des mathématiques à l’informatique en passant par l’entomologie, la chimie, la physique ou l’ethnomusicologie. Le fait de proposer aux jeunes filles, et à tous les autres, des modèles féminins et inspirants pour se projeter dans les sciences, est une initiative à souligner et même à encourager. La spécificité de cet ouvrage est qu’Annabelle Kremer-Lecointre a choisi un angle nouveau : rassembler des interviews de ces scientifiques. Original ? Oui, d’autant plus que certaines des interviewées comme Hypatie d’Alexandrie ou Emilie du Châtelet… ne sont plus de ce monde depuis plusieurs siècles !
Les interviews, romancées à partir de documents historiques ou réelles, mêlent explications scientifiques accessibles et anecdotes amusantes ou surprenantes. Saviez-vous par exemple qu’au XVIIIe siècle, Angélique Marguerite Boursier du Coudray, une sage-femme, a sillonné la France pour former ses consœurs à l’aide de poupées anatomiques et ce jusqu’à ses 71 ans ? Imaginiez-vous que l’aquarium a été inventé par Jeanne Villepreux-Power, une ancienne couturière qui adorait observer les animaux ?
Au fil des pages, vous découvrirez les difficultés rencontrées au cours des siècles par certaines de ces femmes pour s’instruire et pour être reconnues en tant que scientifiques. D’Irène Joliot-Curie souvent prise pour l’assistante de son mari à Barbara Mc Clintock, membre de l’Académie Nationale des Sciences mais écartée des postes de recherche, ou encore Rosalind Franklin dont les travaux furent récompensés par un prix Nobel attribué à ses trois collègues masculins, sans mention aucune de ses contributions pourtant majeures.
De plus, cette lecture vous donnera à voir quelques croyances populaires de l’époque, et les dessous parfois surprenants de certaines découvertes… Que ce soit pour découvrir des parcours étonnants, voir comment la science se fait avec de l’inspiration et de la persévérance, ou faire un voyage historique divertissant, offrez-vous un moment de plaisir scientifique au milieu d’Ada Lovelace, Nalini Anantharaman, Dian Fossey et bien d’autres.
Pascal Lafourcade, Malika More (Éditions Dunod, 2021)
Malika More et Pascal Lafourcade nous proposent un livre ludique pour nous initier à la cryptographie. Outre le côté instructif et éducatif du sujet, ce livre soumet à notre sagacité 25 énigmes (voire plus) addictives, comme en témoigne mon acharnement à les élucider dès la réception de l’ouvrage. Réfléchir, rechercher, s’égarer sur une fausse piste, recommencer et finalement trouver la solution : ces énigmes vous feront vous creuser la cervelle et paniquer, mais sans excès car elles sont avant tout ludiques. Il est cependant aisé de prévoir et de doser ses efforts, grâce à l’indication de niveaux de difficulté, de une à quatre étoiles, et ces niveaux sont calibrés de façon pertinente. Toutefois, si vous séchez, ne désespérez pas, des indices – qui vont crescendo – vous sont proposés.
Une seconde partie du livre est consacrée à la solution de chaque énigme et surtout à une mise en contexte, historique et technique, de la méthode cryptographique employée. Rien à redire non plus sur cette seconde partie, tous les résultats sont accompagnés d’explications claires et compréhensibles. Ils sont ordonnés par difficulté croissante, avec une progressivité judicieusement construite et dont le niveau est majoritairement accessible en fin de lycée. Toute la difficulté d’une solution repose parfois, en effet, sur son usage pratique réel, même si le principe général peut être expliqué simplement.
Énigme après énigme les auteurs nous offrent un panorama de la cryptographie. Si, à l’école, on enseigne aux élèves à calculer en cent leçons, dans ce livre Pascal Lafourcade et Malika More nous initient à la cryptographie en 25 énigmes. Avec seulement 6 énigmes datant d’avant 1945, ils ont réussi la prouesse de rendre accessibles les problématiques et les techniques les plus récentes. La variété est également au rendez-vous, puisque sont abordées aussi bien le chiffrement à clé publique que les attaques par canaux cachés ou encore de type « man in the middle ». Une mention spéciale est décernée à l’énigme portant sur les bitcoins, qui permet de se familiariser avec les notions de blockchain et de minage. Tout comme la robustesse du vote électronique, la sécurité de nos mots de passe est décortiquée et des conseils pratiques sont prodigués.
Avant de conclure cette recommandation de lecture, je voudrais insister encore sur quelques aspects notables de cet ouvrage. Non sans humour, les auteurs nous régalent d’anecdotes, jeux de mots et contrepèteries : l’aspect ludique ne se cantonne pas au plaisir de résoudre les énigmes, il se décline aussi dans la formulation des solutions. Touche par touche, les auteurs ont également rendu vivante et humaine la cryptographie, en émaillant leur propos des portraits de celles et ceux qui ont compté ou comptent encore dans ce domaine toujours en ébullition.
Cette BD propose douze portraits de femmes.
Curieuses, créatives, passionnées par leur métier.
Baroudeuses, ouvertes aux autres et au monde.
Exploratrices des interactions avec d’autres disciplines et des applications de leurs travaux.
Ces douze femmes, de toutes origines, de tous âges, de tous les coins de France, ont un point commun : elles sont informaticiennes.
Bien loin des lieux communs sur les informaticiennes et les informaticiens,
Bien loin de la rigueur sans fantaisie, de la froide logique, de la patience et même de l’abnégation que l’on associe souvent aux métiers de l’informatique,
Ces femmes sont joyeuses, solidaires, engagées : en un mot, vivantes.
C’est ainsi que les montre cette BD qui donne envie de les rencontrer et de partager leur enthousiasme communicatif.
Pour cela, rien de plus simple : plongez-vous dans la BD « Les décodeuses du numérique », dessinée par Léa Castor, pilotée par Célia Esnoult et Laure Thiébault et parue aux CNRS Éditions, disponible en version papier ou ici.
Cette BD a reçu la médaille de la médiation scientifique du CNRS 2022.
La fabuleuse histoire de l’intelligence artificielle
Clifford A. Pickover (Dunod, Hors collection, mars 2021)
Dans ce livre, l’auteur retrace l’histoire de l’intelligence artificielle (IA) à travers une sélection personnelle de cent inventions ou faits marquants, classés par ordre chronologique, depuis l’Antiquité jusqu’à 2019. L’IA se comprend ici dans un sens large et inclut toute machine ayant un comportement en apparence intelligent. Le livre est ainsi constitué de fiches de 2-3 pages chacune, qui posent des questions sur l’IA et ses usages. En lisant le livre à la fois dans un ordre chronologique et un ordre aléatoire, m’est apparue peu à peu une classification en plusieurs thèmes.
Au fil des pages, on découvre ainsi l’évolution des automates, depuis les clepsydres antiques (horloges à eau), les dispositifs mécaniques du Moyen-Âge, ainsi que le canard de Vaucanson. Cet automate du dix-huitième siècle a fasciné les visiteurs par un comportement mécanique presque aussi vrai que nature. Mais cette machine était-elle pour autant proche des êtres vivants ? Les machines à calcul ont aussi évolué du simple boulier aux ordinateurs en passant par la machine de Babbage. Ces progrès ont permis de réaliser des robots de plus en plus perfectionnés, comme le robot humanoïde Asimo en l’an 2000, dont les prouesses étaient alors extraordinaires. Mais jusqu’où ces robots peuvent-ils interagir avec les humains ? L’histoire du Tamagotchi, commercialisé en 1996, m’a rappelé toutes les discussions sur ce jouet qui simulait une vie artificielle. Les enfants devaient le nourrir et s’en occuper, personnellement je n’adhérais pas à ce type de jouet. L’auteur prolonge le débat en se demandant ce qu’il faut penser de ces animaux de compagnie virtuels proposés aux personnes âgées ?
L’histoire des machines et des robots va naturellement de pair avec l’histoire des idées, concepts et abstractions scientifiques. Le livre remonte à juste titre aux travaux d’Aristote sur la logique. Au dix-neuvième siècle, George Boole, en cherchant à décomposer le raisonnement humain en règles logiques, a fondé une algèbre binaire posant les bases de l’ère numérique, tout comme les travaux ultérieurs de Shannon. J’aime beaucoup l’histoire des tours de Hanoi, au départ un jouet inspiré d’une légende indienne. Ce jeu est maintenant utilisé pour tester des robots et pour enseigner le concept de récursivité. L’IA est devenue un domaine de l’informatique, suite à la première conférence sur le sujet en 1956. Sont alors apparus des systèmes experts, avec un raisonnement fondé notamment sur des bases de connaissances et des règles d’inférence. Deux concepts ont peu à peu émergé et ont révolutionné l’IA, à savoir l’apprentissage et les réseaux de neurones. Grâce aux performances des ordinateurs et aux nombreuses inventions algorithmiques, l’apprentissage profond s’est imposé dans de nombreux domaines.
Les applications de l’IA foisonnent. Dans le domaine des jeux, l’IA a connu un succès retentissant. Si la théorie des jeux permettait de démontrer comment gagner à certains jeux, il était plus difficile de programmer un champion d’échecs. Pourtant, les machines ont fini par vaincre les meilleurs joueurs d’échecs au monde. Idem pour le jeu de Go et le poker.
Un autre succès remarquable concerne la reconnaissance vocale qui est maintenant couramment utilisée. À mon avis, les imperfections des systèmes vocaux ou des robots conversationnels ont finalement un côté rassurant.
Mais qu’en est-il des nouveaux domaines investis par l’IA et les robots ? Dans la santé, l’art, la justice, la police, l’armée, peut-on s’en remettre entièrement aux choix d’une IA ? Peut-on laisser une voiture totalement autonome ? Un robot tueur peut-il décider seul de tirer sur une cible ? Très tôt, bien avant l’avènement des ordinateurs, les experts et la société ont réfléchi aux impacts de l’IA. Le fameux test de Turing, conçu pour évaluer l’intelligence d’une machine, fait l’objet d’une compétition informatique souvent controversée. Une machine pourrait-elle devenir ultra intelligente, une « IA Générale » ? Pourrait-elle avoir une conscience ? Que signifie l’éthique pour une IA ? Ces débats nourrissent des articles, des livres et des films souvent avant-gardistes. Les trois lois de la robotique du romancier Asimov ont même influencé les développements de l’IA.
En refermant ce livre, j’ai pensé que tous les progrès présents et futurs sont à la fois fascinants et inquiétants, nul doute que la société s’interrogera encore longtemps à propos de l’IA.
Le monde a des racines carrées
Viviane Lalande (Éditions de l’Homme, octobre 2018)
Déjà adepte de la chaîne Youtube Scilabus, j’ai anticipé le même plaisir quand j’ai reçu le livre de Viviane Lalande. Je n’ai pas été déçue : j’ai retrouvé ses explications, limpides, de phénomènes tellement courants dans notre quotidien, que l’on ne songe même plus à chercher à les comprendre.
« Le monde a des racines carrées » compte treize chapitres. Pour chacun d’eux, une première partie présente un phénomène en l’ancrant dans notre expérience commune, puis l’explique de façon très accessible. Une deuxième partie illustre une utilisation plus poussée de ce phénomène, utilisation souvent inattendue. Par exemple, après avoir expliqué le principe du fonctionnement d’un pèse-personne qui détermine également le taux de masse grasse, Viviane Lalande explique comment ce même principe est utilisé dans des puces qui permettent de lutter contre le braconnage des éléphants.
Les questions en lien avec les sciences du numérique ne sont pas les plus nombreuses, mais on trouve tout de même une justification de l’utilité de la mise en équation des phénomènes physiques que l’on veut étudier, ou de la trigonométrie pour améliorer l’efficacité de la technique dite « cold spray », ainsi qu’un plaidoyer pour la racine carrée… indispensable pour étudier le temps de cuisson d’un plat carré de lasagnes.
À titre personnel, mon chapitre préféré est naturellement la deuxième partie du chapitre sur la racine carrée, partie qui porte sur différentes représentations des nombres, de celle apprise à l’école primaire à celle utilisée par Youtube pour numéroter les vidéos : le choix de la « bonne » représentation dépend de l’usage que l’on veut en faire. Mais que ce soit avec ce chapitre (le plus proche de mes préoccupations de recherche), ou avec les douze autres, vous l’aurez compris, je me suis régalée !
PS : pour satisfaire votre curiosité : la projection à froid, ou « cold spray », est une technique consistant à projeter à grande vitesse une poudre de métal sur une surface, afin de créer un revêtement métallique. Elle est une alternative — encore onéreuse — au revêtement par chauffe ou par induction, qui n’est pas toujours possible, selon la surface à couvrir.
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